80 ans du Débarquement : la mémoire à l’épreuve du temps

Au mémorial de Caen, 400.000 visiteurs viennent chaque année prendre conscience que ce que représentait le Débarquement. ©Radio France - Diane Berger
Au mémorial de Caen, 400.000 visiteurs viennent chaque année prendre conscience que ce que représentait le Débarquement. ©Radio France - Diane Berger
Au mémorial de Caen, 400.000 visiteurs viennent chaque année prendre conscience que ce que représentait le Débarquement. ©Radio France - Diane Berger
Publicité

Alors que les témoins vivants de la bataille de Normandie sont de plus en plus rares, quels défis se posent concernant la mémoire de ces évènements ? Nous sommes allés à la rencontre de celles et ceux qui essaient de la garder vive et juste.

Bonjour à tous, je vais d’abord préciser que je ne suis pas historien”, précise d’emblée Frédéric Leterreux à la cinquantaine de personnes qui composent son public, dans l’auditorium de la médiathèque de Bayeux. L’écrivain et journaliste normand est là pour leur parler d’une figure qu’il a bien connue : Léon Gautier, décédé en juillet 2023. Il était le dernier survivant du  commando Kieffer, ce groupe de militaires de la France Libre qui a participé au Débarquement auprès des troupes britanniques.

Léon était emprunt d’une grande humilité”, explique Frédéric Leterreux, “Il me disait souvent : tu sais Frédéric, la première pelleté de terre que tu mets sur ton combat qui est au fond du trou, celle-là, tu ne l’oublies pas, parce que c’est ça aussi la guerre.

Publicité
Fréderic Leterreux, à Bayeux, raconte la vie menée par Léon Gautier, vétéran du Débarquement.
Fréderic Leterreux, à Bayeux, raconte la vie menée par Léon Gautier, vétéran du Débarquement.
© Radio France - Diane Berger

Depuis la mort du vétéran, Frédéric Leterreux multiplie les conférences pour transmettre cette parole : “Les acteurs de cette époque, surtout ceux qui ont débarqué le matin du 6 juin, je ne suis pas sûr qu’il en reste énormément. Et maintenant, la question qui se pose, c’est comment transmettre cette mémoire ?” Un défi au cœur des considérations des nombreux sites liés au Débarquement dans la région - 44 musées, 21 mémoriaux et 29 cimetières, selon la région.

De nouvelles manières de raconter

Exemple à Saint-Mère-Eglise, dans la Manche, où Magali Mallet, la directrice de l’Airborne Museum, nous reçoit. “On n’expliquait pas les choses de la même façon il y a 60 ans quand les personnes qui ont vécu les évènements étaient en vie, les objets se suffisaient à eux-même car tout le monde connaissait l’Histoire, explique-t-elle. Il faut trouver des moyens d’intéresser les nouvelles générations.

Cela passe par des modes de médiation plus immersifs : scénographie spectaculaire montrant des parachutes déployés, hologrammes, vidéos, objets que l’on peut toucher… Mais toujours associés avec des cartels expliquant les enjeux qui y sont liés de manière pédagogique. “On ne veut pas faire du sensationnel, se défend la directrice. Oui, on fait traverser nos visiteurs dans une carlingue de C47, mais on n’est pas dans le manège ! On a cette rigueur de trouver la juste limite.

L'un des pavillons de l'Airborne Museum, à Sainte-Mère-Eglise.
L'un des pavillons de l'Airborne Museum, à Sainte-Mère-Eglise.
© Radio France - Diane Berger

Au Mémorial de Caen, où l’on accueille 400.000 visiteurs par an (dont plus du quart sont des publics scolaires), on assume le pas de côté. En ce moment, pour les 80 ans du Débarquement, l’institution propose, à côté de l’exposition permanente, une temporaire dédiée à la culture américaine de l’entre-deux-guerres : “L’Aube du Siècle américain, under the red, white and blue”.

C’est une démarche particulière”, reconnaît Kléber Arhoul, le directeur du mémorial. “On ne peut pas indéfiniment commémorer la mort, cela devient à un moment quelque chose d’abstrait.” Alors il fait le choix de raconter la vie d’avant, explique-t-il, au milieu des images d’archives et des objets d’époque. “Tout le monde ici va parler du 6 juin, nous-mêmes au Mémorial parlons du 6 juin. Et comment un mémorial, qui parle déjà de ce sujet, va pouvoir commémorer le 6 juin ? Nous avons fait le choix de prendre un angle différent : ces gars qui débarquent, à 6h30 - ces gars qui vont pour certains vont mourir à 6h32 - de quelle Amérique viennent-ils ?

Lieux de mémoire, lieux de vie

Le souvenir du Débarquement charrie son lot de représentations et des récits, qui se mélangent, se troublent, parfois se contredisent. Et c'est pour démêler le vrai du faux que des fouilles archéologiques ont lieu tout près du site de Utah Beach, sur le site du manoir de Brécourt. “Le site est bien connu, explique Alexis Gorgues, maître de conférence à l’université Bordeaux-Montaigne, car il fait l’objet de multiples récits, écrits pour certains, il est aussi représenté dans l’épisode 2 de la série Band of Brothers.” Bien connu, mais encore mystérieux sur certains aspects : “Il s’agit pour nous d’écrire une histoire sur la base de la preuve matérielle, de regarder le combat sous d’autres perspectives. Les traces permettent d’éclairer la construction de la mémoire, car les récits sur cette bataille sont parfois contradictoires.”

Des découvertes qu’il essaie ensuite de rendre accessible au grand public : il présente d’ailleurs régulièrement ses recherches aux clients du bar du 6 juin, un café-épicerie tourné autour de la mémoire du Débarquement, à Sainte-Marie-du-Mont, commune de 700 habitants au cœur de la Manche.

Le bar du 6 juin, à Sainte-Marie-du-Mont, une autre manière de commémorer l'Histoire.
Le bar du 6 juin, à Sainte-Marie-du-Mont, une autre manière de commémorer l'Histoire.
© Radio France - Diane Berger

L'établissement atypique possède ce nom depuis le premier anniversaire du Débarquement. Après plusieurs années de fermeture, il a été repris en 2019, par Jérémy Dubois. “La particularité du bar, c’est ces trois fresques” annonce d’emblée cet enfant du pays, devant ces peintures créées en 45 : “La première représente le Débarquement amphibie. Là, nous avons les opérations aériennes, on repère le clocher de Sainte-Marie qui est bien reconnaissable. Et la troisième représente le premier monument érigé à Utah Beach.” Les fresques ont vieilli, mais le jeune homme tient à préserver ce patrimoine : “C’est un témoin pour Sainte-Marie-du-Mont.

Face à la prolifération des produits dérivés autour du Débarquement, il admet s’interroger. “Ce business qui émerge autour du 6 juin, c’est délicat d’en parler : moi, le premier, j’en vis. Mais j’essaie de le faire avec respect, avec la volonté de transmettre.” D’autant que l’établissement est l’un des derniers commerces du village : quelques petits restaurants, une boulangerie, pas de supérette. Le bar du 6 juin, qui fait aussi épicerie, sert de lieu de vie pour les personnes âgées des environs. “J’essaie de faire au mieux pour que le commerce vive car mon village le mérite, Et pendant l’été, si mon commerce tourne bien, c’est ce qui le maintient à l’année. Tout cela est question de dosage.

Risque de “zapping” ou nouveau format de médiation ?

Mais jusqu'où aller pour rendre accessible les souvenirs de cette époque ? Un projet fait polémique dans la région : Normandy Memory, tout près de Caen, soutenu par de nombreux élus locaux.

Concrètement, il s'agit d’un spectacle d’une cinquantaine de minutes, mêlant sons, lumières et nombreux figurants. Après une courte introduction pour rappeler le contexte, les spectateurs seront installés sur une tribune qui avancera le long de la scène pour montrer une série d’une vingtaine de tableaux, qui représenteront ce qui s’est passé pendant un an, des préparatifs du Débarquement jusqu’à la libération de Paris.

Aux manettes : un groupe de promoteurs privés, menés par Richard Lenormand. “L’objectif est d’attirer 600.000 spectateurs par an, car nous constatons qu’il y a un très fort intérêt pour le Débarquement et la bataille de Normandie. Nous visons tous les publics, notamment les plus jeunes.” Mais le projet est loin de faire l’unanimité : il a provoqué une levée de bouclier, notamment chez des descendants de membres du commando Kieffer qui,  dans une tribune publiée dans Le Monde, dénoncent un projet de business mémoriel.

Il n’y a pas de transformation de l’Histoire”, répond Richard Lenormand, qui s’est adjoint les services de l’historien, spécialiste de la Seconde guerre mondiale Stéphane Simonnet, avant d’ajouter : “Parler de la guerre à travers le théâtre, c’est vieux comme le théâtre antique. Sur le Débarquement et la bataille de Normandie, il y a des musées, il y a des livres, il y a des films, il y a des séries, il y a des BD : pourquoi diable n’y aurait-il pas un spectacle ?”

Des arguments qui ne convainquent pas les opposants. Une partie d’entre eux s’est organisée en association, le Collectif pour la dignité du tourisme mémoriel à Caen la Mer, qui revendique une centaine d’adhérents. Parmi eux, Bertrand Legendre, professeur en sciences de l’information et de communication à l’université Sorbonne Paris Nord. Pour lui, le spectacle ne pourra proposer qu’un “zapping” : “Cela laisse de très gros doutes sur la possibilité de créer un discours sur chacun des tableaux retenus. Et bien sûr, la question du choix des épisodes est essentiel, sur une durée aussi réduite.

Par ailleurs, il redoute “des choix sensationnalistes” pour attirer le plus de visiteurs possible. “Les concepteurs sont un peu plus prudents maintenant sur leur manière de communiquer, mais il y a peu encore, ils voulaient créer des effets ‘whaou !, dénonce l’universitaire. La démesure est flagrante. C’est un spectacle à consommer, puis on décharge la tribune et on passe aux visiteurs suivants, c’est un dispositif industriel, sans intervention pédagogique.” Et Bertrand Legendre craint l'ouverture d'une boîte de Pandore : la multiplication de projets de ce type au fur et à mesure que les derniers témoins de la période, eux, disparaissent.

Les Nuits de France Culture
59 min

L'équipe