Apprendre la musique autrement : connaissez-vous les méthodes actives ?

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Apprendre la musique autrement : connaissez-vous les méthodes actives ?

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Méthodes dites actives dans l'enseignement musical
Méthodes dites actives dans l'enseignement musical
© Getty - Seth McConnell

Nées dans le sillon du mouvement de l'Education nouvelle de l'entre-deux-guerres, les pédagogies dites "actives" de l'enseignement musical en partagent les grands principes. Un siècle plus tard, quelle est leur place dans la réflexion et la pratique dans l'enseignement musical en France ?

Montessori, Freinet, Steiner, Decroly...les pédagogies alternatives, appelées aussi "actives" dans l'enseignement général, promesse d'une scolarité épanouie, ont le vent en poupe. Leur point commun ? L'enfant est acteur des apprentissages, il construit son savoir par le jeu et des situations concrètes. L'autonomie et la créativité en sont les principaux leviers, le plaisir d'apprendre, le principal moteur.

Un siècle après leur apparition, leur notoriété ne cesse de croitre et fait le chou gras des écoles hors contrat, mais on parle rarement du même modèle dans l'enseignement de la musique. Et pourtant, lui aussi fête un siècle d'existence. Emile Jaques-Dalcroze, Edgar Willems, Carl Orff, Maurice Martenot, Zoltán Kodály, compositeurs ou musiciens, inspirés d'ailleurs pour la plupart par les principes de Maria Montessori et Célestin Frenet, ont chacun à sa façon changé le paradigme pédagogique de façon radicale et posé ainsi dans la première moitié du XXe siècle les jalons d'une vraie révolution dans l'enseignement musical.

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"Depuis quelques années, le service de la musique que dirige M. M. Landowski a donné son appui aux méthodes actives d'initiation musicale et tente dans la mesure de ses moyens d'en faciliter la diffusion. Toutefois, cet effort s'est toujours limité au secteur des affaires culturelles et n'a guère reçu jusqu'à présent d'encouragement de la part de l'éducation nationale. L'application de ces méthodes, mot clé de la réforme, reste néanmoins le signe le plus sûr d'un prochain renouveau," écrivait dans Le Monde le journaliste Louis Dandrel en 1969.

Et pourtant, dans les établissements spécialisés en France, les méthodes actives n'ont jamais pris racine. "Il y a eu un engouement pour les méthodes actives en général, musicales en particulier, dans les années 1970, mais aujourd'hui elles n'ont plus la côte. Alors qu'en Europe du Nord et de l'Est, elles sont très prisées, en France l'enseignement musical reste très académique, on ne nous prend pas au sérieux," explique Philippe Saccomano, président de l'Association Carl Orff France.

Elles ne sont pas non plus intégrées dans la formation des professeurs de musique dispensée par les établissements supérieurs, à l'exception de l' École Supérieure d’Art de Lorraine, qui propose, dans le cadre du cursus du DE de professeur de musique, une initiation aux principales méthodes des pédagogies actives dans le cadre de la formation pédagogique des étudiants.

Les méthodes actives : de quoi parle-t-on ?

Les élèves en Occident, que ce soit à l'école ou à l'école de musique, sont dans une posture extrêmement passive, avec une pédagogie transmissive, une pédagogie de l'émetteur et du récepteur.

Or, les méthodes actives proposent une approche globale de la musique, une approche sensible et intuitive, où les notions abstraites sont précédées par l'expérience sensitive et motrice : du chant, du mouvement, de la pratique instrumentale et où l'expérience collective prime sur l'enseignement individuel. "Au lieu d'assister au déroulement d'un savoir établi, préparé à son intention, l'élève s'engage activement et presqu'à son insu dans le processus d'apprentissage", écrit Claude Dauphin dans son ouvrage Pourquoi enseigner la musique"En éducation musicale, l'esprit des méthodes actives se manifeste dans toute situation où l'élève est amené à faire de la musique bien avant d'en apprendre la théorie. Toute la fonctionnalité de cette approche réside dans le rôle central du chant, des jeux rythmiques corporels et dans la manipulation d'instruments simples joués en groupe."

Autre point important, leur bénéfice sur le développement général de l'enfant : "La pratique musicale collective a un grand impact sur les capacités psychomotrices de l'enfant, mais aussi sur ses compétences sociales de coopération et d'écoute, complète Philippe Saccomano. Sans oublier que, du moment où l'objectif principal est le plaisir de jouer ensemble sans un impératif du résultat, la musique devient accessible à tous."

D'autant plus que les recherches en neuropédagogie viennent confirmer leur efficacité en classe : "Plus les élèves sont actifs en classe, plus ils sont investis dans leur processus d’apprentissage, et plus ils se souviennent de ce qu’ils apprennent." (Goldberg, 2012)

Un peu d'histoire...

Les méthodes actives d'enseignement musical apparaissent en parallèle du mouvement pour l'Education nouvelle dans l'entre-deux-guerres du XXe siècle, dans un élan de reconstruction qui mobilise également les recherches en sciences de l'enfant. Celui-ci remet en question la pédagogie traditionnelle et s'intéresse à l'enfant comme un être à part entière, à sa psychologie, ses particularités et ses stades de développement.

Maria Montessori, Adolphe Ferrière ou Célestin Freinet fondent des « écoles actives », soucieuses de l'inclusion du plus grand nombre d'enfants. Cette nouvelle manière d'aborder l'enseignement irrigue aussi la musique. Emile Jaques-Dalcroze et Edgar Willems en Suisse, Carl Orff en Allemagne, Maurice Martenot en France et Zoltán Kodály en Hongrie, partagent la vision universaliste des aptitudes musicales en opposition à la vision dominante d'un enseignement musical réservé seulement aux élèves talentueux, nous apprend Claude Dauphin. Le plaisir pour l'enfant de faire de la musique devient un préalable à l'étude de celle-ci.

Ces théoriciens des méthodes actives en musique partagent aussi la conviction que l'apprentissage d'un instrument n'est pas le but ultime du processus, mais que c'est plutôt à travers le chant collectif et la mobilisation de tout le corps comme instrument de production et de perception que l'on acquiert des compétences pour écouter, comprendre et faire de la musique. Une façon de démocratiser l'accès à l'enseignement musical, qui n'est plus réservé aux établissements spécialisés, mais peut être aussi dispensé à l'école.

Si le concept de l'éducation active n'est pas nouveau en ces années 1920 - Jean-Jacques Rousseau en pose des principes fondateurs dans son traité pédagogique Emile ou De l'éducation (1762) - il est aussi le résultat d'un contexte plus large qui bouleverse l'enseignement musical dès la fin du XVIIIe siècle, notamment à travers le mouvement orphéonique, initié en France par Louis Bocquillon dit Wilhem (1781-1842). Avec l'industrialisation progressive et l'exode rural, naît l'idée d'encourager l'éducation populaire et permettre l'accès des ouvriers à une occupation "saine", dans une idée hygiéniste de lutte contre l'alcoolisme et la pauvreté, nous explique une spécialiste qui souhaite rester anonyme.

De nombreuses sociétés chorales, les Orphéons, et les fanfares, voient ainsi le jour, réunissant les ouvriers et les écoliers, et deviennent, jusqu'aux années 1930, un élément phare de la vie sociale des communautés. C'est de cette époque-là que date l'adage 'La musique adoucit les mœurs' : on préfère voir chanter ou jouer d'un instrument de type militaire le plus grand nombre, d'autant plus que le chant et les instruments à vent permettent d'évacuer la poussière du charbon des poumons.

À réécouter : Wilhem et ses Orphéons
Musicopolis
25 min

Pour alimenter ces ensembles nouvellement créés, il faut repenser l'enseignement musical. On n'est plus dans l'enseignement de la musique à la maison, caractéristique de la société bourgeoise, mais dans l'enseignement de masse, avec des techniques nouvelles appliquées notamment à l'école.

A la même époque, les pédagogues français et anglais théorisent l'approche "moderne" de l'éducation musicale à l'école, et préparent le terrain des pionniers des méthodes actives, dont le pédagogue français Maurice Chevais (1880-1943) : "On peut se demander si la méthode traditionnelle [...] a bien de la valeur instructive qu'on lui croit, si l'étude de solfège, non préparé par une patiente culture d'oreille, est profitable, et si tout compte fait, même dans le domaine des connaissances techniques, les résultats qu'obtiennent le traditionnaliste ne sont pas les moins surs, les moins durables [Tandis que] l'enseignement musical adapté, varié, attrayant dans sa forme [ ...] par la valeur de ses exemples musicaux, trouve, dans le plaisir qu'il provoque, une nouvelle source de force, et c'est une banalité de dire que les enseignements théoriques, les exercices sans valeur émotive, n'engendrent que sècheresse et ne peuvent exciter à poursuivre une étude artistique."

Les pionniers

C'est notamment cette question de l'efficacité de la méthode traditionnelle, basée sur l'écrit et la théorie, à développer la musicalité de tous les enfants, qui anime Émile Jaques-Dalcroze et Edgar Willems au tournant du siècle dernier.

Musicien suisse, pédagogue  et compositeur, Émile Jaques-Dalcroze (1865-1966) commence à élaborer sa pédagogie entre 1892 et 1910, réunissant la musique, la danse et la gymnastique en une seule approche, qu'il baptise la rythmique. Le corps est considéré comme le premier instrument, et l'expérience sensible précède la conceptualisation théorique. Sa méthode se définit comme une éducation "par la musique et pour la musique". "Il soutient que l'éducation du corps par la rythmique constitue une initiation à l'expression artistique des émotions", résume Claude Dauphin. À une époque où Stravinsky fait éclater la structure rythmique traditionnelle dans ses œuvres mises en danse par l'iconoclaste Nijinsky, son message reçoit un écho favorable parmi les adeptes des pédagogies nouvelles et inspire tous les autres pionniers des méthodes actives. En 1915,  il fonde l'Institut Jaques-Dalcroze à Genève, qui dispense encore aujourd'hui les formations diplômantes aux futurs rythmiciens professionnels.

"C'est un véritable non-sens, écrivait Jaques-Dalcroze, de faire commencer [aux enfants] des études instrumentales avant [qu'ils n'aient pu] manifester des qualités de rythme et de reconnaissance des sons..."

Né en Belgique, Edgar Willems (1890 – 1978), instituteur et musicien, se forme d'abord à la méthode Dalcroze, avant de concevoir et mettre en pratique à partir des années 1930, sa propre méthode destinée aux jeunes enfants, quelle que soit leur aptitude, visant notamment à développer la musicalité, le sens du rythme et l'oreille à travers la voix et le mouvement corporel. Elle met en relation la nature humaine, la musique et le monde dans une interaction de leurs principes constitutifs. Pour Edgar Willems, il s’agit bien en effet de donner une éducation, et non un enseignement musical.

"S’appuyant sur les réflexions philosophiques et psychologiques de son fondateur, la méthode d’éducation musicale Willems se distingue des autres méthodes peut-être parce que, tout en proposant un apprentissage ordonné et progressif, elle ne s’intéresse pas d’abord aux résultats mais au fonctionnement de cet apprentissage," explique Claire Martial dans son mémoire 'Les méthodes actives', quels apports pour l’enseignement de la formation musicale aujourd’hui ?

Participant activement dans le mouvement pour l'Education nouvelle, Maurice Martenot (1898-1980), musicien français, inventeur des ondes Martenot, crée  une méthode pédagogique dont le projet est "L’éducation par l’art" qui selon lui a une place centrale dans l’enseignement. Fortement inspiré par Maria Montessori, il porte une attention tout particulière à la psychologie de l'enfant et vise par la musique à contribuer au développement de ses facultés sensori-motrices. Il s’est aussi intéressé au chant prénatal bien avant que les recherches dans le domaine des neurosciences confirment la pertinence d'un éveil musical dès les premiers mois de gestation. Il fonde à Paris en 1932 l'Institut psychopédagogique d'éducation musicale.

" En respectant à la fois un ordre, une structure ferme et la souplesse d’un climat de confiance et de joie, nous ouvrons les portes à l’improvisation et à la création : tout devient possible ", écrit-il.

Plus connu comme compositeur, l'Allemand Carl Orff (1895-1982) s’est entouré d’artistes de disciplines variées (danse, théâtre, etc..) pour élaborer à partir de 1930  une méthode basée sur la connaissance de l’enfant et le respect de sa personnalité. Son but est avant tout de pratiquer la musique dans le plaisir et dans la joie, ce qui doit permettre à l'enfant de "découvrir et éteindre son potentiel musical, gestuel et langagier". Il met en place le Schulwerk, l'atelier éducatif fondé sur la pratique collective qui encourage la créativité et l’improvisation à travers l'utilisation de l’« Instrumentarium » constitué de petites percussions. Le chant, la danse, le mouvement, le théâtre, les percussions corporelles sont considérés à part égale que la technique instrumentale et musicale.

Compositeur et ethnomusicologue hongrois,  Zoltán Kodály(1882-1967) a impulsé de grands changements dans l'éducation musicale de son pays. Il s'est investi dans la politique culturelle afin de donner une place beaucoup plus importante à l'apprentissage de la musique à l'école, avec entre autres le travail du chant, de la maternelle au lycée. Sa méthode pédagogique est diffusée à partir de 1923, et cherche à la fois à s'adresser aux futurs amateurs et aux futurs professionnels. La pratique vocale et la chorale est au cœur de sa méthode. Elle puise dans le répertoire des chansons traditionnelles, notamment pour qu'elle soit accessible au plus grand nombre d'enfants, sans égard de leurs aptitudes musicales innées. Il préconise par ailleurs une initiation musicale dès le plus jeune âge.

Au Japon apparaît la méthode Suzuki de Shin'ichi Suzuki (1898-1998), plus tardive dans sa conception. Par son objectif, la maîtrise d'un instrument, la méthode s'éloigne des principes fondateurs des autres méthodes actives. Selon certains spécialistes, une méthode alternative, mais qui n'est pas active sur le plan didactique, parce que l'élève est principalement dans l'imitation, et non pas dans la créativité. Créée autour du violon vers 1950 par ce violoniste japonais formé en Allemagne, elle est influencée par les modèles éducatifs japonais et baptisée par son créateur l'"Education du talent". Elle s'inspire de l'apprentissage de la musique selon les mêmes principes que l'apprentissage de la langue maternelle. Destinée aux (très) jeunes enfants, elle se base sur l'imitation et sur l'immersion de l'élève dans un environnement propice à une pratique intense, où la famille et son implication joue un rôle prépondérant.

Arabesques
1h 56

Quel héritage aujourd'hui ?

L'apport de Dalcroze était considérable dans un Occident qui basait jusqu'alors la pédagogie musicale sur une dissociation entre le corps et l'esprit, estiment les professionnels que nous avons pu interroger. En tous cas, une filiation avec toutes les autres pédagogies de cette première moitié du XXe siècle est indiscutable, et elles ont préparé le terrain pour toutes celles qui ont succédé. Ainsi, la méthode Géza Szilvay, Colourstrings, Soundpainting ou O Paso en sont les déclinaisons plus récentes destinées à la formation musicale ou à l'initiation à une pratique instrumentale. Une filiation que l'on retrouve également dans les principes fondateurs de toutes les pédagogies de pratique instrumentale collective à l'école, tel Demos (Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale).

Cependant, les chercheurs qui se sont emparés des méthodes actives pour évaluer leur efficacité par rapport à la méthode traditionnelle sont peu nombreux. Aujourd'hui, de très rares conservatoires les revendiquent dans leur projet pédagogique. Le plus souvent, dans le cadre de l'éveil musical :

"On considère encore beaucoup que ces pédagogies-là comme un amusement puisqu'on bouge et qu'on n'est pas sérieusement assis derrière une table avec son papier, son crayon. C'est bien pour les petits," explique une professeure qui a souhaité témoigner sous l'anonymat. "Il y a toujours une scission très forte entre la dimension globalement orale de la formation des plus jeunes et la dimension fortement écrite des plus âgés. Quand les élèves ont franchi le seuil de l'éveil, c'est fini. On ne parle plus de pédagogies actives et les professeurs n'y sont pas formés, donc ils ne peuvent pas faire de relais. Or, les pédagogies actives ont des tonnes d'outils pour faire cette transition."

Freins institutionnels, poids de la tradition, mais aussi le coût des formations dispensées pour la plupart par des instituts labélisés, les professeurs de musique qui se forment aux pédagogies actives sont rares. Quand c'est le cas, c'est le plus souvent à travers de courtes formations, soit dans le cadre d'une démarche individuelle, afin de nourrir leur pratique, soit dans le cadre des formations imposées, très productives pour ceux qui sont prêts, mais contreproductives pour ceux qui ne le sont pas  : "Il y a une grosse réticence de la plupart des enseignants formés à la pédagogie traditionnelle. On est encore beaucoup dans cette transmission de maître à élève, explique la professeure Catherine Baert, qui s'est formée à la méthode O Passo pour enrichir son approche pédagogique. Et puis, il y a une incompréhension du terme 'pédagogie active' : on parle bien de rendre l'enfant acteur de son enseignement. Pour beaucoup de gens, cela veut dire bouger, se mettre en mouvement. Pour certains instrumentistes, ce n'est tout simplement pas envisageable. On a encore aujourd'hui en France des professeurs d'instrument qui disent qu'il faut serrer les deux pieds, surtout pas bouger, pas vibrer."

Or, le vrai héritage des méthodes actives c'est de mettre, certes, l'enfant au cœur de la démarche, mais surtout de mettre l'accent sur le plaisir de faire la musique plutôt que de se concentrer sur son aspect technique. À l'heure où les établissements spécialisés ne forment plus uniquement de futurs professionnels, mais s'ouvrent de plus en plus à la pratique amateur, former les professeurs aux méthodes actives, c'est les outiller pour cette transition :

"Si l'approche traditionnelle a fonctionné pour former de grands musiciens, combien d'enfants ont été mis de coté?, se demande un professeur qui a souhaité rester anonyme. Il faut trouver des outils qui fonctionnent, où les enfants vont avoir envie de venir, de rester, d'apprendre, de vivre des choses. Des enfants qui vont arrêter la musique au bout de quelques années, il y en aura toujours, et le nombre de ceux qui deviendront professionnels restera restreint. Mais le but c'est que les enfants arrêtent la musique parce qu'ils sont intéressés par autre chose, et non pas parce qu'ils en sont dégoûtés. On commence à être en difficulté dans les conservatoires à garder des élèves, peut-être est-ce tout simplement parce qu'on a oublié d'y faire de la musique," conclut-il.

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