Aux origines du reggae, les inégalités, la violence mais aussi l'espoir
Par Clémence GuinardPopularisé par Bob Marley, le reggae a déferlé sur le monde dans les années 1970. Retour sur son histoire créole et ses spécificités musicales avec Bertrand Dicale.
« Le reggae, c’est une raison de vivre, une danse. Et c’est aussi le rasta ». Bob Marley définit ainsi le reggae, dans une interview en 1978. Plus qu’une musique, le reggae s’apparente à une attitude, un mode de vie, une religion, tout en étant une musique engagée. Le style émerge à la fin des années 1960, dans un contexte social et politique agité.
En 1962, la Jamaïque obtient son indépendance du Royaume-Uni et entre dans le Commonwealth. « Et dans cette ancienne colonie, en plein post-colonialisme, il y a des inégalités complètement folles, explique Bertrand Dicale, journaliste et auteur de Ni noires, ni blanches, histoire des musiques créoles. Parce que l'économie rurale s'effondre, il y a un boom démographique et l'agriculture de subsistance des campagnes jamaïcaines ne peut plus nourrir tout le monde ».
Une partie de la jeunesse jamaïcaine subit cette pauvreté. Dans la banlieue de Kingston, la capitale, des bidonvilles et des habitats miséreux se sont développés depuis des décennies. Cet univers est le berceau du reggae. Bob Marley grandit dans l’un de ces quartiers, Trenchtown : un nom qu'il chante dans No woman no cry.
« I remember when we used to sit
In the government yard in Trenchtown »
Cette vie difficile inspire justement les textes des musiciens de reggae. « Ils parlent d'inégalités, de violences policières, des riches qui sont toujours plus riches, des gangs de rue... mais ces thèmes sociaux sont toujours enchâssés dans quelque chose d'autre, un espoir très spécifique, celui des rastas, dans un monde nouveau ».
Le reggae et les rastas
Le rastafarisme est intimement lié au reggae. Le mouvement religieux et culturel existe depuis les années 1930 en Jamaïque et s’est étendu sur l’île. Les rastas, caractérisés par leurs dreadlocks, leur régime végétarien et l’utilisation de la ganja sont généralement marginalisés, et subissent les persécutions policières. « Le Rastafarisme devient à la fois un espoir religieux, spirituel, identitaire pour les Jamaïcains descendants d'esclaves, l'espoir de retourner en Afrique, de retrouver la dignité, explique Bertrand Dicale. Et puis il représente aussi la révolte sociale, la révolte contre les flics, les bourgeois, le pognon, les propriétaires, les Américains, la CIA. N'importe qui, c'est Babylone. »
Tous les musiciens de reggae ne sont pas rastas, mais beaucoup le revendiquent, notamment dans les paroles de leurs chansons. Les mots « Babylone » ou « rastafari » sont chantés par Bob Marley, mais aussi des groupes comme Steel Pulse ou Burning Spear.
Jazz, ska et rocksteady
Ce mouvement, ainsi que les autres religions présentes sur l’île ont une influence musicale sur le reggae. Les chants protestants, les musiques de la kumina, les tambours nyabinghi inspirent les artistes, mais le reggae trouve aussi ses racines dans les différents styles musicaux qui se croisent en Jamaïque. « On écoute de la musique américaine, anglaise, classique, du jazz et puis des musiques nées sur place comme le mento, le ska et le rocksteady. »
Riche de toute cette diversité musicale, le reggae invente un nouveau rythme, une polyrythmie, « avec un temps en l’air comme toutes les musiques créoles, souligne Bertrand Dicale. C’est une rythmique plutôt lente, profonde qui épouse un tempo naturel de rythme cardiaque, et en même temps la voix est extraordinairement libre. C’est un chant qui vient de la soul music, du chant religieux protestant, de la psalmodie des rastas ».
Et puis, rajoute Bertrand Dicale, ce qui est peut-être plus important dans le reggae que les questions musicologiques, « c'est l'attitude, une attitude de rebelle cool. C'est une musique de révolte cool ».
Le Sound system, le haut-parleur du reggae
En Jamaïque, le reggae devient populaire grâce aux « Sound systems », une véritable institution sur l’île. Le principe est simple : de la musique est diffusée dans la rue, à l’aide d’énormes haut-parleurs, tout le monde vient parler, parfois chanter, et surtout, des disques sont diffusés jusqu'au bout de la nuit. « C'est à la fois un divertissement populaire et l’antichambre de l'industrie de la musique en Jamaïque, explique Bertrand Dicale. C’est ce qui permet de répandre les nouveaux morceaux à partir de Kingston dans toute la Jamaïque ». Un système qui a permis au reggae d’être écouté par le plus grand nombre, alors que les musiciens rastas n’étaient pas encore diffusés à la radio.
Devenu populaire en Jamaïque, le reggae explose dans le monde dans les années 70, via l’Angleterre : Londres, Birmingham, Newcastle, « les villes issues du windrush, où se sont implantés les Jamaïcains qui ont quitté la Jamaïque ». Des groupes jamaïcains et des groupes composés d’immigrés jamaïcains entrent dans charts. Et bien sûr, les albums de Bob Marley conquièrent le monde. « Et l’origine jamaïcaine et créole du reggae explique pourquoi le reggae est devenu universel, conclut Bertrand Dicale. Le monde entier trouve quelque chose de simple, d’organique, d’évident dans le reggae. »
Références