Cyprus Confidential : révélations sur le foot, l’industrie du porno, le régime syrien et la cybersurveillance
Par Elodie Guéguen, ICIJAu-delà de l’importance des avoirs russes placés à Chypre, l’enquête Cyprus Confidential montre comment l’île est devenue une destination accueillante pour des entreprises aux activités contestables.
Depuis le 14 novembre 2023, la cellule investigation de Radio France, partenaire du Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ) associé à 68 autres médias, révèle comment l’île de Chypre, État membre de l’Union européenne, est devenue une plaque tournante pour les opérations financières douteuses. À travers des millions de documents confidentiels auxquels nous avons eu accès, l’enquête internationale Cyprus Confidential a notamment démontré qu’un proche du Kremlin visé par des sanctions internationales, Alexey Mordashov, est parvenu à transférer via Chypre 1,4 milliard de dollars au lendemain de la guerre en Ukraine.
Abramovitch, le foot et le fair play...
Mais le nom d’un autre oligarque, bien plus connu, apparaît lui aussi à de nombreuses reprises dans nos documents. Roman Abramovitch, dont la fortune est estimée à neuf milliards de dollars, fait partie du cercle rapproché de Vladimir Poutine depuis la fin des années 1990. Il avait racheté le club de foot anglais de Chelsea au début des années 2000. Club qu’il a dû revendre en 2022, après avoir rejoint la liste des milliardaires russes sous sanctions.
Le projet Cyprus Confidential pose la question de l’existence d’une possible caisse noire au Chelsea FC sous l’ère Abramovitch. Les documents confidentiels que nous avons pu consulter laissent penser que l’oligarque a pu enfreindre les règles du fair-play financier pour booster les résultats de son club en ayant recours à un cabinet de services offshore, MeritServus. Ce dernier avait servi à administrer 14 trusts chypriotes détenus ou contrôlés par Roman Abramovitch. Certains paiements secrets effectués, évalués à plusieurs dizaines de millions de livres sterling, qui pourraient s’apparenter à des commissions occultes, seraient en lien avec son club de Premier League.
Comme le raconte notre partenaire Le Monde, l’une des sociétés appartenant à Roman Abramovitch, immatriculée aux Îles Vierges britanniques a conclu en 2017 un contrat prévoyant le versement de plus de 11 millions d’euros à un agent italien, Federico Pastorello. Le jour même était annoncé le renouvellement du contrat d’Antonio Conte comme entraîneur de Chelsea. Or plusieurs sources ont indiqué aux partenaires de l’ICIJ que Federico Pastorello était à l’époque l’agent d’Antonio Conte. Interrogé sur une possible commission occulte, Federico Pastorello a refusé de s’exprimer.
Mais les documents qui ont fuité révèlent d’autres paiements suspects. Ainsi, l’ancien directeur sportif du Chelsea FC, Frank Arnesen, aurait perçu 250.000 livres provenant d’une société offshore contrôlée par l’oligarque russe. Un million de livres auraient aussi été versées au centre de formation dirigé par le frère de l’attaquant Bertrand Traoré, quelques jours après la signature au club londonien du joueur burkinabé. L’agent de joueur Vladica Lemic, réputé pour avoir joué un rôle déterminant dans l’arrivée à Chelsea de l’attaquant Arjen Robben, et de l’entraîneur Carlo Ancelotti, aurait, quant à lui, touché sept millions d’euros.
Roman Abramovitch a-t-il enfreint les règles du fair-play financier en puisant secrètement dans sa fortune personnelle, et en dépassant le plafond imposé par les instances du foot ? Une chose est sûre : ces paiements n’ont pas été inscrits dans les comptes de Chelsea. Contactée par les partenaires de l’ICIJ, la direction actuelle de Chelsea répond que “ces allégations sont antérieures à la propriété actuelle du club. Elles sont basées sur des documents qui n’ont pas été montrés au club et ne concernent aucune personne actuellement au club.”
Une plaque tournante de l’industrie du porno
Le foot n’est pas la seule “industrie” à avoir bénéficié de l’appui du secteur de la finance chypriote. L'île est aussi devenue en quelques années une plaque tournante de l’industrie du porno. Elle abrite des dizaines de sites aux contenus pour adultes, pour une raison essentiellement fiscale. Non seulement le taux d’imposition effectif peut descendre à 2,5%, mais le petit État membre de l’UE n’impose quasiment pas les dividendes et les royalties. Les documents que les partenaires de l’ICIJ ont pu consulter montrent notamment qu’une filiale d’un grand groupe du porno n’a payé que deux millions d’euros d’impôts en 2019, grâce à des montages d’optimisation fiscale sophistiqués mais légaux, alors qu’il réalise un chiffre d’affaires de 248 millions d’euros.
Comme l’écrivent nos confrères du Monde, Chypre présente un autre avantage pour l’industrie de la pornographie. Alors que quasiment toutes les grandes banques refusent de travailler avec l'industrie du sexe, notamment pour des questions d’image et de responsabilité juridique, les sociétés de service chypriotes considèrent les entreprises du porno comme de simples clients. Là encore, le projet Cyprus Confidential nous apprend que ces sociétés de l’industrie du porno installées à Chypre sont majoritairement détenues par des Russes, et qu’elles emploient majoritairement des Russes, des Biélorusses et des Ukrainiens. “Dans ce secteur, le conflit en Ukraine n’existe pas”, ironise à ce sujet une ancienne figure de l’industrie du porno interrogée par Le Monde. “Dans toutes ces entreprises, des citoyens russes et ukrainiens travaillent ensemble.”
Des transactions secrètes avec la Syrie
Le projet Cyprus Confidential révèle encore l’existence de transactions illégales avec des dictatures. L’examen des documents auxquels nous avons eu accès montre qu’il y a en effet eu des discussions entre la compagnie pétrolière publique syrienne et un intermédiaire enregistré à Chypre, au sujet de l'achat d'équipements de forage fabriqués par NOV, un constructeur américain basé à Houston.
La Syrian Petroleum Company (SPC), contrôlée par le gouvernement de Bachar el-Assad, et cet intermédiaire chypriote ont discuté d’au moins cinq transactions entre 2014 et 2019 pour se fournir en matériel NOV. Les États-Unis avaient pourtant imposé en 2011 une interdiction stricte de leurs exportations vers la Syrie. Et dans leurs sanctions, les autorités américaines avaient spécifiquement visé la SPC. En 2017, la société NOV, cotée à la bourse de New York, avait annoncé avoir cessé ses activités avec la Syrie depuis 2014. Les documents que nous avons analysés montrent donc le contraire.
Chypre et les technologies de cyber espionnage
L’enquête Cyprus Confidential montre enfin que Chypre a attiré des hommes d’affaires israéliens spécialisés dans les technologies de cyberespionnage. Tal Dilian, par exemple, un sulfureux ancien commandant d'une unité d'élite des services de renseignement israéliens devenu marchand d'armes cybernétiques a créé à Chypre, avec son associée et ex-femme, l’avocate Sara Hamou une alliance d'entreprises connue sous le nom d'Intellexa.
Intellexa commercialise un logiciel espion appelé Predator. Ce concurrent de Pegasus transforme un smartphone en un appareil qui espionne son propriétaire. Predator a été identifié dans au moins 25 pays, selon une enquête de la European Investigative Collaborations publiée en octobre 2023. Il s'est avéré qu’il avait notamment infecté les téléphones d'un journaliste grec et d'un membre de l'opposition. Cette affaire a déclenché un tollé et a incité les États-Unis à inscrire deux sociétés de Tal Dilian sur leur liste noire.
Or les documents analysés dans le cadre du projet Cyprus Confidential montrent que pour vendre ses logiciels espions, Sara Hamou a mis en place un vaste réseau d'entreprises, allant de la Macédoine du Nord à la Hongrie, en passant par la Grèce et l'Irlande, afin de passer à travers les mailles du filet de la réglementation européenne.
L’implantation de Tal Dilian à Chypre a d’autant plus facilité le développement de son entreprise que les sociétés israéliennes de cybersurveillance, qui sont en grande partie dirigées par des vétérans de l'armée et des services de renseignement, doivent obtenir des licences d'exportation auprès d'une branche du ministère israélien de la Défense. Ce dernier vérifie que les ventes à l'étranger ne nuisent pas à la sécurité nationale d'Israël ou à sa réputation à l’international. À Chypre, rien de tel. Tal Dilian a donc pu vendre ses logiciels espions sans demander l'approbation des organismes de réglementation israéliens. Cela ne l’a pas empêché de retourner fréquemment dans son pays d'origine pour recruter des experts en piratage informatique, eux-mêmes ex-membres des services de sécurité israéliens. Sollicités par les partenaires de l’ICIJ, Tal Dilian et Sara Hamou n’ont pas souhaité faire de commentaires.
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