De Juno Beach au bureau d'Hitler : Marcel Ouimet, le reporter méconnu du Débarquement

Carte de correspondant de guerre de Marcel Ouimet ©Radio France - Famille de Marcel Ouimet
Carte de correspondant de guerre de Marcel Ouimet ©Radio France - Famille de Marcel Ouimet
Carte de correspondant de guerre de Marcel Ouimet ©Radio France - Famille de Marcel Ouimet
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Il y a 75 ans, les troupes alliées débarquaient sur les plages de Normandie. Parmi les soldats, des correspondants de guerre ont également participé à l'opération, dont le Canadien Marcel Ouimet, qui poursuivra son périple jusqu'au bureau d'Adolf Hitler.

En 1944, Marcel Ouimet, 29 ans, a déjà couvert, par des reportages remarqués, la campagne d'Italie pour Radio-Canada. Sa rédaction le choisit donc pour couvrir les opérations alliées en Normandie. Le reporter va rester plusieurs semaines au Royaume-Uni, sans savoir avec précision ce qui se prépare, mais conscient qu'il s'apprête à participer à une étape décisive de la Seconde Guerre mondiale.

Le soir du 5 juin 1944, à Southampton, il embarque sur l'un des navires de l'armée canadienne destinés à débarquer à Juno Beach, le nom de code de cette plage du Débarquement qui s'étend de Saint-Aubin-sur-Mer à Courseulles-sur-Mer.

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Le D-Day de Marcel Ouimet

Marcel Ouimet débarque au matin du 6 juin sur la plage de Bernières-sur-Mer, entre 9h30 et 10h du matin, 90 minutes après la première vague d'assaut. Quand il arrive, il y a encore des tirs sporadiques et des combats, mais la plupart des défenses allemandes côtières ont été maîtrisées par la première vague d'assaut (le jour du 6 juin 1944, le Canada perd 1 074 hommes, tués ou portés disparus).

Plage de Bernières-sur-Mer le 6 juin 1944
Plage de Bernières-sur-Mer le 6 juin 1944
- Marcel Ouimet

Quand il saute de sa barge d’assaut, le journaliste a de l'eau jusqu'aux hanches, et porte sa précieuse machine à écrire à bout de bras pour la protéger. Il traverse la plage, rencontre les premiers civils normands, et marche jusqu'à un hôtel où il écrit son tout premier compte-rendu, qui sera diffusé quelques jours plus tard sur les ondes de Radio-Canada (le jour du Débarquement, il n'a avec lui ni son enregistreur portatif, ni le fourgon technique créé par Radio-Canada).

🔊 ÉCOUTER - Les reportages de Marcel Ouimet sur le site des archives de Radio Canada

Le soir même, contrairement à Robert Capa et Ernest Hemingway, Marcel Ouimet reste dormir sur le sol français, dans une tranchée creusée sur la plage par des civils normands pour se protéger des bombardements, à la belle étoile et dans le froid.

Marcel Ouimet devant sa machine à écrire
Marcel Ouimet devant sa machine à écrire

Le début d'un très long périple

Cette plage de Bernières-sur-Mer marque le début d'une longue odyssée journalistique pour Marcel Ouimet. À bord d'une Jeep de l'armée canadienne, il suit toute la bataille de Normandie, fait une incursion auprès des soldats américains pour couvrir la libération de Cherbourg, est présent lors de l'opération Cobra qui permet aux alliés d'aller vers la Bretagne.

Le reporter s'attache à décrire la vie des civils, les répercussions de la guerre sur leur quotidien. C'est d'ailleurs l'une de ses spécificités : Marcel Ouimet tient à donner une dimension humaine, et pas seulement descriptive de ce qu'il voit. Il partira ensuite à Paris pour la Libération, et entrera même dans le bureau de Hitler à la Chancellerie à Berlin.

Marcel Ouimet
Marcel Ouimet
© Radio France - Famille de Marcel Ouimet

Sur le terrain, Marcel Ouimet est intégré à l'armée canadienne, au régiment francophone de la Chaudière. Il porte d'ailleurs l'uniforme. Une position qui lui permet d'être le témoin privilégié des événements, mais qui l'empêche aussi d'écrire librement. Quand il rentre du front, Marcel Ouimet écrit ses récits, puis doit les soumettre à un officier censeur qui valide ou fait retravailler le texte avant diffusion sur les ondes.  Ce n'est que plusieurs décennies plus tard que son précieux témoignage va prendre une autre ampleur, car ses analyses et interprétations de l'Histoire vont s'ajouter à sa description des faits.

Les reportages du journaliste, les lettres de l'époux

En 2014, à l'occasion du soixante-dixième anniversaire, le journaliste de France 3 Normandie Jean-Baptiste Pattier se rend au Canada pour faire un sujet sur Marcel Ouimet. Il rencontre les filles du correspondant de guerre mort en 1985. À l'occasion d'une discussion avec Renée, la plus jeune des trois filles Ouimet lui montre une sacoche restée jusque-là dans son sous-sol. Le sac contient plus de 250 lettres écrites par Marcel à sa femme Jacqueline pendant son séjour en Europe. Des lettres, parfois quotidiennes, envoyées du front. Elles vont permettre d'apporter un nouvel éclairage au débarquement et à la bataille de Normandie.

Lettre de Marcel Ouimet à sa femme Jacqueline
Lettre de Marcel Ouimet à sa femme Jacqueline
© Radio France - Famille Ouimet

Car la censure est moins pointilleuse sur ses écrits privés. Ainsi, dans ses lettres, Marcel Ouimet ose par exemple remettre en cause les bombardements alliés.

"Dans ses reportages, Marcel Ouimet parle de précision mathématique concernant les bombardements alliés, tandis que dans une lettre à son épouse, il se pose la question de l'intérêt stratégique de ses bombardements et de l'impact psychologique sur les populations civiles", Jean-Baptiste Pattier.

Le journaliste s'offusque également du peu de considération pour l'armée canadienne. Il considère que les Britanniques et les Américains mènent les opérations les plus stratégiques et les plus prestigieuses, alors que les Canadiens risquent tout autant leur vie. Marcel Ouimet va enfin livrer dans ces lettres sa vision de l'avenir des territoires libérés de la France. Il défend l'indépendance de la France, avec une autorité transitoire construite par le général de Gaulle, quand les Américains et les Britanniques auraient préféré administrer eux-mêmes ces territoires.

Un rôle longtemps oublié

À son retour au Canada à la fin de l'été 1945 (après 200 reportages envoyés), Marcel Ouimet va mener une belle carrière, mais, fédéraliste dans un Québec dirigé alors par des indépendantistes, le rôle du journaliste pendant le débarquement va être un peu oublié, mis de côté. Jusqu'à l'ouverture, en 2003 en Normandie, du centre Juno Beach, consacré aux Canadiens dans la Seconde Guerre Mondiale.

"Nous considérons Marcel Ouimet comme l'inventeur du reportage de guerre radio tel qu'on le connaît aujourd'hui. Il était sur le terrain, au plus près. C'est quelqu'un de très important dans l'histoire du journalisme et de la Seconde Guerre Mondiale." Nathalie Worthington, directrice du centre Juno Beach.

La voix de Marcel Ouimet résonne dans les couloirs du musée, notamment dans un film qui raconte le rôle des Canadiens pendant la guerre à travers ses reportages et ceux de Matthew Halton de CBS. Un panneau raconte également sa place de témoin privilégié.

Panneau sur Marcel Ouimet au Centre Juno Beach de Courseulles-sur-Mer
Panneau sur Marcel Ouimet au Centre Juno Beach de Courseulles-sur-Mer
© Radio France - Delphine Evenou

Renée, Paule et Lise, les trois filles de Marcel Ouimet, se sont retrouvées début mai sur les plages où leur père a débarqué il y a 75 ans. C'était la première fois qu'elles y étaient ensemble. Elles espèrent que leur père obtiendra une meilleure reconnaissance, notamment au Canada.

Les filles de Marcel Ouimet à Juno Beach
Les filles de Marcel Ouimet à Juno Beach
© Radio France - Delphine Evenou

Aujourd'hui, le visage de Marcel Ouimet est affiché, sur un oriflamme, dans une rue de Bernières-sur-Mer, aux côtés de celui des soldats canadiens qui ont aussi débarqué au matin du 6 juin 1944.

Le visage de Marcel Ouimet affiché dans une rue de Bernières-sur-Mer
Le visage de Marcel Ouimet affiché dans une rue de Bernières-sur-Mer
© Radio France - Delphine Evenou

📕 À LIRE - "Un reporter au cœur de la Libération. Des plages du Débarquement au bureau d'Hitler" de Jean-Baptiste Pattier (édition Armand Colin).

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