Neige Sinno : "La littérature, c'est le territoire de la complexité"

Neige Sinno - H. Bamberger
Neige Sinno - H. Bamberger
Neige Sinno - H. Bamberger
Publicité

Romancière française vivant au Mexique, Neige Sinno signe un second livre bouleversant, "Triste Tigre" (P.O.L), prix littéraire du Monde, en lice pour le Goncourt. Dans ce récit implacable de l'inceste dont elle a été victime, elle interroge les limites du bien, du mal, et du monstrueux.

Avec

L'écrivaine Neige Sinno a grandi en France et depuis 2006, elle vit au Mexique. Son nom apparaît en ce moment un peu partout, car elle vient de publier chez P.O.L. un livre d'une grande puissance déjà couronné par le Prix littéraire du Monde et sélectionné dans la première liste du Goncourt.

Le sujet de ce livre, c'est l'impensable, pourtant tragiquement répandu, les viols répétés infligés par un beau-père à une petite fille de sept ans et jusqu'à ses quatorze ans. C'est aussi le silence dans lequel se terre la victime par crainte de détruire la cellule familiale ou de plonger celle-ci dans une plus grande pauvreté. Celle qui raconte le fait à 44 ans, après avoir porté plainte contre le bourreau qui a avoué ses crimes et a été envoyé en prison pour quelques années. Rien en comparaison des décennies pendant lesquelles le préjudice modèlera l'âme du corps qui fut dominé.

Publicité

Elle écrivait dans son livre avoir peur d'être invitée à des émissions de radio sur l'inceste où l'on lui demanderait de résumer dans un langage encore plus simple que celui de son livre ce qui est dit, afin que les auditeurs distraits et blasés n'aient pas à faire l'effort de le lire. Elle a aussi la hantise d'exister dans la littérature, non pas par son écriture, mais par son sujet. Au micro d'Eva Bester, elle précise : C'est une crainte que j'avais eu par rapport à ce sujet. Mais même dans l'écriture, de ne pas réussir à m'extraire de ce magma de douleur et de plein de choses et de ne pas réussir à écrire. J'avais la crainte qu'on ne parle pas du tout de mon livre et je n'imaginais pas que ça puisse être encore pire en fait, que je sois invitée à la radio pour raconter mon inceste, sans même qu'on me pose des questions sur le phénomène de société ni sur mon livre."

Pour Neige Sinno, au départ, c'était un témoignage, et il a fallu des étapes pour qu'elle admette que son texte, c'est de la littérature. Elle ajoute : "Je ne suis pas en train de me sacrifier, c'était une très grande joie d'écrire, c'est une victoire sur moi-même."

La justice face à l'inceste

Moins de 10 % des victimes portent plainte, en France. La plupart des plaintes se terminent par des non-lieux ou sont déqualifiées. Il y a autant d'incestes qu'avant aujourd'hui, mais beaucoup plus de dénonciations, qui ne sont pas nécessairement prises en compte. Neige Sinno : "C'est une des choses qui apparaît dans les rapports de  la Ciivise, en ce moment, c'est qu'il y a un problème aussi dans comment on reçoit la parole, comment on traite tout ça et ce qu'on fait avec des agresseurs qui nient. Parce que dans mon cas, c'est très clair. Si je n'avais pas eu l'appui de mon violeur à travers ses aveux, je ne sais pas si on m'aurait cru et je pense que non. Et en tout cas, mon avocat est pratiquement sûr qu'il n'aurait pas été condamné."

Elle ne souhaitait au départ pas porter plainte, car en dehors des menaces, de la peur, de l'explosion familiale et de la précarité, elle est, politiquement parlant, contre l'incarcération. "Toujours aujourd'hui, car je pense qu'il y a un problème qui doit se régler dans la société. Moi, je n'ai pas d'opinion à fournir sur comment on va faire, mais ça ne résout rien. Moi, ça m'a servi parce que j'avais besoin qu'il soit écarté de la famille. Donc 'merci pour ça'. Le procès a été un moment extraordinaire pour moi. Même au niveau de 'comment la parole est organisée dans la justice', ça me semblait très important pour moi. Mais cette conclusion. 'OK, on vous a entendu, on a entendu les deux arguments. Voilà, qui a raison, qui a tort ? Voilà comment on va faire justice.' Et la conclusion de ça, c'est de mettre quelqu'un en prison. Ça me semble complètement aberrant parce que la demande des victimes et la demande de la société en général, c'est d'essayer de trouver une solution pour qu'il soit moins dangereux ou pour faire quelque chose pour la société dans son ensemble. Et lui, il va cinq ans en prison, après il sort."

Cet homme a refait sa vie, avec une femme et des enfants : "C'est son droit si on se place de ce point de vue-là, et je le mets aussi dans le texte, je n'ai peut-être pas le droit de me mêler de ça et moi, en même temps, ça me révolte en tant que victime qu'on ait le droit de refaire sa vie, mais c'est tout à fait son droit. Il est passé par toutes les étapes par lesquelles on lui a demandé de passer et il est – alors, je le dis de façon assez injuste dans mon bouquin – pour moi, considéré par la société comme à nouveau innocent et tout ça est insupportable en fait."

C'est un problème de société qu'elle souhaite poser en tant que question.

🎧 Pour en savoir plus, écoutez cet échange passionnant...

9 min

Programmation musicale :

Blick Bassy, Nop

Albin de la Simone, À jamais

La découverte de l'invitée : Originaria, un festival itinérant de poésie en langues indiennes du Mexique avec uniquement des femmes poètes et "indigènes" (peuples originaires)

Générique : création originale de Flavien Berger

L'équipe

pixel