L'écrivain et son journal intime. Des frères Goncourt à Annie Ernaux
Par Céline LeclèreLe journal intime d’un écrivain : ce lieu où l’on s’observe trop, où l’on se pose trop de questions ? Un lieu où l’on perd un peu son temps aussi, un temps que l’on ferait mieux de passer à écrire… son œuvre. À moins que ce journal soit précisément l’œuvre essentielle.
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9 écrivains au miroir de leur journal
À l’inverse des Mémoires, ou de l'autobiographie, marqués par le recul sur l’événement, la mise en forme a posteriori des heurs et malheurs de l’écrivain, le journal intime présente les faits bruts, les réflexions du jour. "Écrire un journal, c’est se mettre à l’abri des tourments de l’écriture, se confier au quotidien de la vie pour dissimuler qu’on n’écrit pas" écrivait Maurice Blanchot dans L’Espèce littéraire en 1955.
En effet, pour un écrivain supposé composer une œuvre, le journal intime peut apparaître comme le type même de la non-œuvre, de l'informe. Trop larmoyant ou au contraire trop sec, on lui fait souvent le reproche du narcissisme. Mais comment pourrait-il en être autrement en ce lieu où l’écrivain se parle à lui-même ? Un cas pourtant fait exception : c’est le Journal d’un écrivain de Virginia Woolf qui échappe au quotidien et donne à son lecteur l’impression d’entrer dans le laboratoire de son œuvre. À d’autres écrivains, l’exercice du journal intime a offert la possibilité d’aller loin dans la critique de leurs contemporains, voire de laisser libre cours à un certain cynisme. Il peut même devenir le lieu d’une sorte de revanche littéraire, et devenir paradoxalement l’œuvre essentielle de son auteur, comme en atteste l’exemple des frères Goncourt, inventeurs du journal intime d’écrivain, avec un specimen plein de fiel, écrit à quatre mains et publié à partir de 1886.
Quoi qu’il en soit, tout au long de son journal, un écrivain se raconte… Et raconte aussi la naissance de ses œuvres. Cette sélection propose, au travers de neuf exemples, de saisir les multiples façons dont, depuis le XIXe siècle, des écrivains et des écrivaines se sont emparés de la forme du journal intime pour explorer d'autres potentialités de leur écriture.
- Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, le journal intime au vitriol
Les frères Goncourt ont choisi de publier leur journal de leur vivant. Avec Les Hommes de lettres, sous-titré Mémoires de la vie littéraire, l’intimité d’un écrivain devenait publique pour la première fois, en particulier les détails de sa sociabilité amicale. Le journal est-il un témoignage ou une façon de prendre sa revanche littéraire - les œuvres des Goncourt n’ayant jamais rencontré le succès ? Leur journal est plein de ragots et de remarques acerbes sur leurs pairs. Profondément narcissique, mais aussi audacieux dans sa franchise, ce journal contient pourtant des passages bienveillants, sur les amis de leurs auteurs, et des moments d’authenticité, en particulier quand les frères évoquent leur famille ou la mort de leur ami Flaubert. Cette courte chronique analyse la manière dont les frères Goncourt ont, avec la publication de ce journal intime écrit à quatre mains, contribué à forger la notion d'un "milieu littéraire" aussi haïssable qu’enviable. ( Le Cours de l'histoire, 53 min)
- Benjamin Constant (1767-1830), le précurseur
Pour l’écrivain Roger Nimier (1925-1962), Benjamin Constant est sans doute l’auteur des premières vraies confessions d’écrivain de l’histoire de la littérature. Dans cette émission de 1954, il les compare à celles de Rousseau. Et analyse également les écrits intimes d’écrivains comme Stendhal, Casanova, Mérimée, ainsi que de ceux que nous ont laissés Léon Tolstoï et sa femme Sophie. ( Les Nuits de France Culture, 44 min)
- André Gide (1869-1951), le salut par le journal
Romancier, mais aussi écrivain du quotidien, André Gide a écrit sa vie en même temps qu’il l’a vécue, manifestant ainsi un rapport assez inédit pour son époque à la vie comme à l’écriture. Avec une écriture brève, l’auteur des Faux monnayeurs a saisi des moments insignifiants, voire de vides absolus. Ce journal témoigne que l’écriture peut aussi être un art des surfaces et des simulacres, comptable de traces, de moments, de signes desquels va surgir une œuvre non pensée à l’avance, qui tient au miracle du jour. Si ce volumineux journal est devenu une œuvre monumentale difficile d’accès – il occupe deux tomes dans la bibliothèque de la Pléiade - le modèle de son auteur était au contraire la forme fragmentaire initiée par Montaigne dans ses Essais. Dans cette émission, le spécialiste d’André Gide Eric Marty rappelle que ce journal, loin d’être l’œuvre d’un mémorialiste, est celle d’un homme méthodique, soucieux de se rendre présent à lui-même. ( La Compagnie des œuvres, 59 min)
- Virginia Woolf (1882-1941), le journal comme laboratoire du roman
Dans son journal, Virginia Woolf nous fait pénétrer son laboratoire intime d'écrivain. Nous la suivons aux prises avec l'invention d'une nouvelle œuvre, Les Vagues, commencée le 10 septembre 1929 et achevée le 18 août 1931. Le Journal d’un écrivain retrace ces deux années d’écriture et d’incessantes corrections pour un roman qui reste considéré comme le chef-d'œuvre de son autrice. ( Les Nuits de France Culture, 50 min)
- Michel Leiris (1901-1990), un journal paradoxal
Diariste paradoxal, Michel Leiris se définissait comme un "maniaque de la confession" tout en déclarant par ailleurs avoir celle-ci en horreur. Son Journal, qui restitue à la fois l’empreinte d’une vie quotidienne dans sa plus entière nudité et la manière poétique d’être au monde de son auteur, charrie autant de confessions que de non-dits, de moments de grandeur comme d’aveux de bassesses. Dans cette émission, l’anthropologue Jean Jamin, spécialiste de l’œuvre de Michel Leiris, rappelle la façon dont celui a en effet, dans son journal intime, cultivé une forme de loi du silence – maintenant ainsi un secret à l’œuvre dans sa propre famille. ( La Compagnie des œuvres, 58 min)
- Anaïs Nin (1903-1977), le journal intime, réponse à tout
Anaïs Nin entame l'écriture de son journal intime à l'âge de onze ans. Quand ses parents se séparent, il est au départ une façon pour elle de raconter à son père, resté en Europe, l'Amérique où sa mère a décidé de l'emmener. De simple point de départ à une relation épistolaire avec son père, il devient rapidement pour la jeune fille exilée un refuge. Dans cet entretien enregistré en 1969 à l'occasion de la publication de son Journal, Anaïs Nin confie la manière dont la romancière et la diariste en elle se sont mutuellement influencées, chacune ayant peut-être contribué à rendre l'autre meilleure. ( À voix nue, 28 min)
- Simone de Beauvoir (1908-1986), le journal d'une jeune fille rangée
Pour Simone de Beauvoir, la naissance de l’écriture coïncide avec ce qu'elle appelle son "petit journal intime", tenu dès l'enfance. Des Cahiers de jeunesse à La Cérémonie des Adieux en passant par ses cinq récits autobiographiques, l’écriture de l'autrice du Deuxième sexe est avant tout une écriture de soi. Dans cette émission, Jean-Louis Jeannelle qui a coordonné l'édition de son œuvre dans la bibliothèque de la Pléiade, souligne la façon dont celle-ci articule constamment pensée philosophique, récit historique et narration d'une vie. ( Grande traversée Simone de Beauvoir, 1 h 49 min)
- Annie Ernaux, prix Nobel de littérature 2022
Parfois, un journal peut contenir une promesse que l'on se fait à soi-même, voire une profession de foi, et s'avérer programmatique. C'est le cas d'Annie Ernaux, qui, alors qu'elle n'a que 20 ans, écrit dans son journal intime : “J’écrirai pour venger ma race”. Des années plus tard, l'écrivaine est restée une diariste assidue, un exercice qu'elle poursuit en parallèle de son œuvre littéraire, un “outil exploratoire” pour mieux s’habiter elle-même en tant que sujet. Dans cette émission, Annie Ernaux revient en particulier sur la publication de "Se perdre" (2001), un extrait de son journal qui relate sa relation amoureuse avec un diplomate russe, en 1989. ( Les Nuits de France Culture, 40 min)
Références