Neige Sinno, l’antidote à Matzneff

Neige Sinno, le 6 novembre, lors de la remise du prix Femina 2023 pour « Triste tigre » (editions P.O.L), ©AFP - Magali Cohen / Hans Lucas
Neige Sinno, le 6 novembre, lors de la remise du prix Femina 2023 pour « Triste tigre » (editions P.O.L), ©AFP - Magali Cohen / Hans Lucas
vidéo
Neige Sinno, le 6 novembre, lors de la remise du prix Femina 2023 pour « Triste tigre » (editions P.O.L), ©AFP - Magali Cohen / Hans Lucas
Publicité

C’était jeudi dernier, le 23 novembre. Sur l’écran, deux photos se trouvaient côte à côte, deux portraits réunis sur la même page d’accueil d’un site d’information par les hasards de l’actualité. Une de ces concomitances qui s’avère terriblement signifiante.

Avec

D’abord s’offrait à moi le visage de Neige Sinno, son regard bleu et profond où l’on lit le courage, la volonté et la détermination. Jeudi 23 novembre, Neige Sinno, révélation de la rentrée déjà lauréate du prix Femina, s’est vu remettre le prix Goncourt des lycéens pour son livre “Triste Tigre”, paru aux éditions POL. Un récit total, implacable, autour de l’inceste qu’elle a subi de ses sept à ses quatorze ans.

Juste à côté du sourire de Neige Sinno, s’affichait un autre visage dissimulé par des lunettes de soleil, le crâne chauve recouvert par un épais bonnet de laine : Gabriel Matzneff.

Publicité

Jeudi 23 novembre, on apprenait qu’après Vanessa Springora et Francesca Gee, une nouvelle femme accusait l’écrivain de viols et d’agressions sexuelles. Les faits se seraient déroulés dans les années 80. Ils auraient débuté alors que la victime, fille adoptive d’un ami intime de Matzneff, n’avait que quatre ans.

Une coïncidence frappante

Ces deux images, ces deux visages soudain côte à côte, celui de Neige Sinno et celui de Matzneff, illustrent de façon sidérante le moment de bascule dans lequel se trouve le monde de l’édition et plus généralement, la littérature.

9 min

Pendant des années, Gabriel Matzneff, qui revendiquait noir sur blanc ses agissements pédocriminels dans ses livres, a été édité et célébré par un milieu littéraire plus que complaisant. On prétendait voir en lui un grand écrivain simplement parce qu’il truffait sa prose soporifique de mots rares et de formules latines.

Cette reconnaissance, Matzneff en a joui de la pire des manières puisqu’elle lui a permis de fasciner ses jeunes proies, aimantées par son aura. Aujourd’hui, en 2023, les lycéens qui ont l’âge des victimes de Matzneff, lisent et élisent Neige Sinno, soit l’antithèse de Matzneff, son antidote absolu. Et si l’émergence et le succès d’une autrice comme Neige Sinno est désormais possible, c’est parce que l’édition, en cela reflet de la société, a évolué. Ce monde s’est ouvert, féminisé aussi. Les violences sexistes et sexuelles y sont désormais prises au sérieux. Rappelons qu’il y a vingt-cinq ans, quand Christine Angot publiait “L’Inceste”, elle était traitée de “pute”. A peu près à la même époque, Gabriel Matzneff, lui, suscitait le rire complice de l’intelligentsia. Jean d’Ormesson pouvait ainsi écrire dans “Le Point” : Notre ami Gabriel parle un joli français. A voir le nombre des enfants qui sont pendus à ses basques, on se dit que rien n’est perdu pour notre langue bien-aimée.” Et en 2013, Matzneff, paria autoproclamé, recevait le prix Renaudot.

J’entends déjà les cris d’orfraie de ceux qui craignent l’avènement d’une littérature aseptisée, qui fantasment la victoire des ligues de vertu et de la “moraline”, comme ils disent, sur la vraie, la grande littérature. Qu’ils lisent déjà Neige Sinno. “Triste Tigre” n’a rien d’un récit propret, plein de bons sentiments. C’est une réflexion frontale, vertigineuse, sur le mal. Et c’est peut-être même l’un des livres qui répond le mieux à l’exigence formulée par Georges Bataille dans son livre capital “ La littérature et le mal”. Bataille écrit : « La littérature est l’essentiel, ou n’est rien. Le Mal dont elle est l’expression, a pour nous, je le crois, la valeur souveraine. Mais cette conception ne commande pas l’absence de morale, elle exige une “hypermorale”. »

pixel