La Shoah à l'écran : quatre films controversés qui ont questionné notre regard

Scène du film "Kapò" de Gillo Pontecorvo (1960)
Scène du film "Kapò" de Gillo Pontecorvo (1960)
La Shoah à l'écran : quatre films qui ont créé la controverse et questionné notre regard
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La Shoah à l'écran : quatre films controversés qui ont questionné notre regard

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"The Zone of Interest" de Jonathan Glazer montre la famille de Rudolf Höss, commandant d'Auschwitz en jouant sur le contrechamp suggéré du camp. D'autres films ont abordé l'horreur des camps avec un parti pris cinématographique questionnant ce qui est montrable au cinéma.

Ces quatre films sur la  Shoah ont créé la controverse, mais ils ont aussi donné à réfléchir sur ce qui est montrable ou non de l’horreur des camps.

Par exemple, le travelling de “Kapò”, sans doute l'un des mouvements de caméra qui ont le plus divisé les critiques français.

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Dans ce film du réalisateur italien Gillo Pontecorvo sorti en 1960, une prisonnière d'un camp se suicide, en se jetant sur les barbelés électrifiés. La scène est suivie d'un travelling sur le corps du personnage joué par  Emmanuelle Riva qui crée une sorte de tableau dramatique, en esthétisant la posture mortuaire.

En 1961, le cinéaste  Jacques Rivette écrit dans Les Cahiers du cinéma que “l’homme qui décide, à ce moment-là, de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée n'a droit qu'au plus profond mépris.”

Rivette reproche en fait qu’on fasse du spectacle avec cette tragédie.

Jean-Michel Frodon, historien du cinéma et critique, explique que Rivette "prend l’exemple du travelling et de cette scène-là pour dire qu’il y a une manipulation émotionnelle et formaliste de la souffrance qui a l’air de la dénoncer et en fait qui la rend acceptable. On ne fait pas n’importe quoi avec les images, avec les plans, avec le montage, etc. Certaines manières de faire participent à la lutte contre la destruction de l’humanité et d’autres en fait s’en servent pour faire du spectacle.” L'article de Rivette sera ensuite repris par le critique  Serge Daney et servira de base théorique à sa réflexion.

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Enfreindre le tabou suprême

En 1994,  Steven Spielberg adapte à l’écran l’histoire vraie d’Oskar Schindler. Cet industriel allemand et membre du parti nazi a recruté des ouvriers juifs dans son usine pendant la Seconde Guerre mondiale et a ainsi protégé 1 200 Juifs du génocide.

“La Liste de Schindler” remporte plusieurs Oscars, dont celui du meilleur film. Mais il s’attire de nombreuses critiques, notamment de  Claude Lanzmann, le  réalisateur français du film “Shoah”.

Lanzmann reproche à Spielberg d’avoir enfreint le tabou suprême : représenter une chambre à gaz de l’intérieur et avoir joué sur un effet de suspense intolérable.

Claude Lanzmann explique sur France 3 en 1994 que "la mort de 3 000 personnes, hommes, femmes et enfants asphyxiés ensemble dans une chambre à gaz d’un des crématoires d’Auschwitz défie à la lettre toute représentation et défie à la lettre toute fiction. Le gaz arrivait, les pères qui voulaient respirer montaient sur les plus faibles, écrasaient le crâne de leurs enfants, etc. Alors, on me dira 'bon Spielberg n’a pas fait cela, il n’a pas voulu montrer cela'. C’est tout à fait vrai, mais il a fait croire qu’il allait le faire. Et je considère que c’est une grave faute. Spielberg a un talent immense, mais il se sert de son talent comme d’un illusionniste.”

Pour Claude Lanzmann, nous n’avons pas d’image de ce qu’il s’est passé dans les chambres à gaz et il ne faut pas chercher à en recréer. C’est l’approche radicale qu’il adopte avec son film de plus de 9h “Shoah”, en 1985. Il y interroge des survivants de la Shoah et filme au présent. Il choisit de ne pas utiliser d'images d’archives et de ne pas faire de reconstitution.

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Le biais de la comédie

Traiter au cinéma des camps de concentration sur le ton de la comédie… ça ne paraît pas être une très bonne idée comme ça. C’est pourtant ce que fait Roberto Benigni avec “La vie est belle” sorti en 1998.

Une famille est envoyée dans un camp. Le père, qui est juif, édulcore la réalité pour préserver son jeune fils et lui fait croire qu’il ne s’agit là que d’un jeu.

Le film remporte plusieurs Oscars, mais suscite aussi de violentes critiques. Le journal Le Monde parle de “la première comédie négationniste de l'histoire du cinéma”. Et  Simone Veil, elle-même rescapée des camps, critique le happy-ending du film.

Le réalisateur et acteur du film se défend et explique avoir "parlé à beaucoup de survivants qui m’ont raconté que dans les camps, certains avaient encore la force de faire de l’humour, de paraître joyeux. Et cette joie, ils ont eu la force de l’exprimer jusqu’au bout."

43 min

En immersion dans un camp

En 2015, “Le Fils de Saul” fait un choix encore plus radical. Il filme l’intérieur de la chambre à gaz… sans la montrer vraiment.

Le réalisateur hongrois  László Nemes présente un Sonderkommando, les prisonniers juifs forcés de travailler dans les fours crématoires, qui évolue dans le camp d’Auschwitz. Selon lui, sa démarche tente de "vraiment de projeter le spectateur dans le présent du camp, d’une manière viscérale."

La caméra est immersive durant tout le film. Elle ne décroche quasiment pas de son personnage principal qui sert de point de repère. Elle joue sur la profondeur de champ pour garder l’environnement d'Auschwitz dans un flou suggestif.

Jean-Michel Frodon explique que "chaque plan de Nemes discute notre rapport au spectacle, au regard, à la représentation et ce que nous en faisons et ne nous laisse pas en repos comme spectateur."

Le film divise, mais Claude Lanzmann, lui, adoube le réalisateur.