Les mots de la danse : décrypter les codes du ballet classique
Par Suzana KubikUne danseuse en tutu, hissée sur les pointes et droite comme un i, les bras souples comme des lianes : c'est l'image d'Epinal du ballet classique. Décryptage de la danse probablement la plus codée de toutes, du chignon au sommet du crâne, jusqu'à la pointe des pieds.
La posture entre le ciel et la terre
"Imagine que tu es une marionnette, que ta tête est accrochée à un fil qu'un marionnettiste tire en permanence vers le haut" ... "Baisse les épaules, ouvre ta poitrine, serre ta ceinture abdominale et regarde loin devant toi..." Si vous avez fait de la danse classique, vous avez certainement eu droit à ce type de remarques, à quelques nuances près. En effet, les danseurs et les danseuses doivent "se grandir" le plus possible, tout en restant bien ancrés dans le sol. La tête est dressée, les épaules baissées, le dos droit, le ventre rentré et le bassin basculé vers l'avant. Les bras forment une ligne continue, le pouce est légèrement rentré, et le poids repose sur les jambes toniques, les pieds tournés vers l'extérieur. Une posture qui donne à la fois une impression de tonicité et de légèreté et qui est la base même de l'esthétique de la danse classique. Elle correspond à la vision esthétique du corps issue de la Renaissance, explique Sylvie Jacq-Mioche, historienne de la danse et professeure à l'Ecole de danse de l'Opéra de Paris :
"Le corps qui est à l'image de Dieu, mais il est à la frontière entre le monde terrestre et le céleste. Ce qui nous attire, ce qui est pesant, ce qui est charnel et qui, dans la religion chrétienne, a une connotation négative, est contrebalancé par cet appel vers le céleste. Le fait que l'on soit à l'image de Dieu fait qu'il y a une part de divin. Le corps doit rejoindre l'âme, être le visage de l'âme. D'où ce désir de légèreté : c'est une danse qui vise toujours à s'élever, à pousser le corps vers l'espace."
Défier la gravitation, c'est le but ultime de tout danseuse et danseur classique. Et même au-delà de la mort : sur la tombe de Marie Taglioni, première ballerine à avoir dansé sur les pointes, au cimetière Père Lachaise de Paris, peut-on ainsi lire : "O Terre, ne pèse pas trop sur elle. Elle a si peu pesé sur toi."
Talon contre talon, les pieds en ouverture
Les danseurs ont souvent cette démarche caractéristique, que les jaloux appellent "la marche en canard" avec les pieds en légère ouverture : c'est l'en-dehors, ce terme qui désigne l'ouverture des pieds, et par conséquent, des hanches, et qui est à la base de la technique. Si la danse classique telle que l'on la connaît aujourd'hui s'est construite progressivement à travers des siècles, on retrouve l'en-dehors dès ses origines, dans le ballet de cour du XVIIe siècle. C'est aussi le principe de la première position en danse classique : talon contre talon, les pointes des pieds sont orientées vers l'extérieur.
L*'en-dehors* a une fonction à la fois utile et symbolique, raconte Sylvie Jacq-Mioche : "Lorsque le danseur ou la danseuse se déplace sur une scène, les déplacements latéraux avec les pieds en parallèle ne fonctionnent pas, alors que la position en-dehors permet la même motricité latérale que si le mouvement est effectué du haut en bas de la scène, comprenez du fond vers l'avant. De plus, du point de vue de la technique, en travaillant la hanche en ouverture, le danseur ou la danseuse va pouvoir lever la jambe plus haut, sans que l'articulation les bloque."
Mais il y a aussi un sens derrière cet en-dehors, poursuit la spécialiste : "Tout ce codage, qui se construit à l'époque de Louis XIV, cherche à démontrer que l'aristocratie est supérieure au tiers état, et il y a des signes distinctifs, extérieurs, physiques, perceptibles, qui participent à cette construction sociale. Les pieds en-dehors en font partie. Le paysan a les pieds plats, il marche avec ses sabots ou pieds nus, alors que dans la bourgeoisie ou dans l'aristocratie, on met très tôt des chaussures avec un tout petit talon pour cambrer le pied d'une part, et d'autre part, on donne des cours de danse à ses enfants très tôt - on en trouve des recommandations dans les traités de danse dès le tout début du 17ᵉ siècle. L'objectif est qu'ils acquièrent cette démarche particulière et puissent participer à la vie sociale puisque dans l'aristocratie, on dansait sur scène, en société et en famille. Une caractéristique acquise va être présentée comme innée et comme une différenciation physique, preuve que les aristocrates sont bien d'une autre essence que le tiers état."
C'est sur cette construction sociale que va se construire le langage technique de la danse classique.
Attitude, plié, pas-de-deux...en français, s'il vous plaît
Que vous soyez à Paris, en Nouvelle Zélande, à Saint-Pétersbourg ou à Tokyo, aujourd'hui encore un cours de danse classique se déroule en français. La première chose que l'on y apprend, ce sont les fameuses positions : la disposition des bras et des pieds au sol, en double appui, l'un par rapport à l'autre, comme les définit le Dictionnaire de la danse (Larousse). Alors que le port des bras a évolué au gré des écoles et des époques, les cinq positions des pieds n'ont pas bougé depuis leur codification que l'on l'attribue à Pierre Beauchamp, maître à danser de Louis XIV : "Le XVIIᵉ siècle, du point de vue la linguistique française, est une période de codification. Ainsi Louis XIV va-t-il fonder en 1661, sur le modèle de l'Académie française, l'Académie royale de danse, avec treize maîtres à danser qui vont spécifier ce qui se danse et ce qui ne se danse pas", explique Sylvie Jacq-Mioche.
"Pierre Beauchamp va théoriser les cinq positions de la danse classique telles que l'on les connaît aujourd'hui - en commençant par la première, avec les pieds en "10h10", en transposant les sept position de l'escrime, lui aussi pratiqué par l'aristocratie et donc associé au même champ social. L'escrime est indispensable dans l'éducation d'un aristocrate parce qu'il doit savoir manier les armes pour défendre son pays. Louis XIV défend la place de la danse à sa cour parce que, comme l'escrime, elle forme un bon militaire en temps de guerre, et permet de se réjouir dans les bals en temps de paix."
C'est aussi Beauchamp qui va mettre au point un premier système de la notation de la danse, et systématiser les bases du glossaire technique qui désigne les pas, les sauts, les figures : attitude, glissade, entrechat, grand jeté, pas-de-deux et autres pas de bourrée font leur apparition, un corpus qui va s'enrichir au fur et à mesure de l'évolution de la danse. Et qui va se répandre à travers l'Europe par des maîtres à danser français ou des danseurs étrangers venus étudier en France, et va dominer la danse à l'international jusqu'à la moitié du XXe siècle.
Du chignon aux pointes, rien n'est laissé au hasard
Le code vestimentaire de la danse classique souligne à la fois la pureté de la ligne et la grâce du danseur ou de la danseuse, de la tête au pied, mais sert aussi à la souplesse et la liberté de chaque étape du mouvement. Et cela dès les premiers cours de danse. Exit le survêtement et les cheveux en pétard; chignon lisse, justaucorps et collant pour les filles, maillot et t-shirt pour les garçons sont de rigueur, sans oublier les chaussons de danse. Pour à la fois coller à l'esthétique de la discipline, mais aussi permettre un confort maximal et rendre visible chaque élément qui construit le mouvement.
Mais ce qui fait rêver les petites filles, c'est le costume de scène, le tutu et les pointes en particulier, deux éléments emblématiques du ballet classique. Pourtant, leur apparition est liée à une période relativement limitée dans l'histoire de la danse, explique Sylvie Jacq-Mioche : "L'image de la danseuse classique en tutu blanc et sur les pointes est extrêmement réductrice parce qu'elle renvoie à deux ballets principalement, Giselle et La Sylphide."
C'est en effet la danseuse Marie Taglioni qui crée la sensation en 1832 arrivant sur scène habillée d’une longue jupe de tulle et chaussée des pointes. Conséquence d'une révolution dans le costume de scène et de ville sous la Révolution, explique la spécialiste : "On va refuser le costume qui évoque l'Ancien régime : la taille très marquée, les hanches très bombées, les souliers, et on va s'habiller à la grecque, en robes tuniques et en sandales plates. C'est ce changement sociologique et politique du vêtement qui aura des conséquences sur la scène, en particulier pour la danse féminine. Les robes fluides à taille haute permettent de lever la jambe jusqu'à l'horizontale, ce qui fait décoller la technique féminine."
Et puisque la danse est toujours dans la recherche de l'élévation et de la pureté de la ligne, on va chercher à aligner le pied par rapport à la cheville. "Les chaussures plates permettent à pointer le pied dans l'alignement du tibia. Or, quand vous avez un talon, vous ne pouvez pas monter sur la pointe des pieds. Les sandales plates permettent de 'danser sur les orteils'. C'est l'apparition des pointes, et les premières pointes sont portées par les hommes."
Mais le XIXe siècle, surtout sous la Restauration, est aussi l'époque de la différenciation de la technique féminine et de la technique masculine, poursuit la spécialiste : "Aux hommes, les sauts et le parcours de l'espace, les tours, une expression de la puissance physique, aux femmes, le raffinement et la précision du travail du bas de jambes. Et l'érotisme, qui se focalise à cette époque sur les chevilles, en ville comme sur scène. C'est à partir de ce moment-là que les pointes deviennent un attribut exclusif de la danseuse classique."
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Références