LES NUITS LE JOUR : À la recherche de l'esprit européen

Jacques Delors, président de la Commission européenne, donne un discours au parlement européen, à Strasbourg, en février 1987. ©AFP - DOMINIQUE GUTEKUNST
Jacques Delors, président de la Commission européenne, donne un discours au parlement européen, à Strasbourg, en février 1987. ©AFP - DOMINIQUE GUTEKUNST
Jacques Delors, président de la Commission européenne, donne un discours au parlement européen, à Strasbourg, en février 1987. ©AFP - DOMINIQUE GUTEKUNST
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Notre visite dominicale dans les archives de l'Ina. Pour annoncer la Nuit d'archives : "À la recherche de l'esprit européen".

En 1998, dans l'émission "A la rencontre de l’Europe", Jacques Delors qui dirigea la Commission européenne de 1985 à 1994, revient, au micro de Sylvie Andreu, sur les grandes étapes et la dimension sociale de la construction européenne.

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Il y a des mythes, des figures obligées dans l’histoire de l’Union européenne comme "les pères fondateurs" ou encore l’importance du "couple franco-allemand" pour l’unité européenne. Il y a aussi dans cette histoire quelques malentendus. A commencer par l’Europe sociale . En France la chose semble entendue : notre modèle social hérité du programme du CNR et des grands compromis de la fin de la Seconde guerre mondiale se réduit depuis des années comme peau de chagrin, devant les assauts de la mondialisation et de l’Europe libérale.

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"Je suis favorable à un Smic européen si on le proportionne à la richesse de chaque pays"

Il est vrai qu’en privilégiant l’intégration économique sur d’autres considérations plus politiques, la réalité concrète de l’intégration européenne a peut-être accrédité cette idée… Mais l’Europe sociale existe bel et bien, dans les traités aussi bien qu’en pratique. Et sur ce sujet il n’est peut-être pas inutile de réécouter cet entretien avec Jacques Delors , en 1998. Celui qui avait dirigé la Commission européenne de 1985 à 1994 (disparu à 98 ans le 27 décembre 2023) s’insurgeait déjà – et assez énergiquement – contre le constat très répandu d’une Europe trop libérale, pas assez protectrice pour les droits sociaux des Européens et des Français en particulier.

Sa définition de l'Europe : "L'Europe est à la fois la fille du judéo-christianisme, de la démocratie grecque et du droit romain. Ce mélange de démocratie et de droit a fait la tour du monde." A propos du "fameux protocole social du traité de Maastricht", il se souvient : "Deux heures avant la fin du conseil européen de Maastricht, vu l’obstination des Anglais, les autres pays étaient prêt à dire "le chapitre social ce sera pour la fois d’après". C'est à ce moment-là que je suis intervenu très fort et j'ai proposé une solution qui consistait à accepter à douze, les Anglais compris, qu'on ne le fasse qu'à onze. Et on l'a fait à onze. (...) Grâce à ce protocole social on peut dire qu'il y a eu trois conventions collectives européennes."

Il aborde enfin l'idée d'un Smic européen : "Je suis favorable à un Smic européen si on le proportionne à la richesse de chaque pays. Si vous mettez le même taux dans chaque pays, ce serait impossible cela deviendrait insupportable pour la Grèce, pour le Portugal et l’Espagne… Et si on le met trop bas, ce serait un recul social en France ou en Grande-Bretagne."

  • Par Sylvie Andreu
  • Réalisation : Nathalie Triandafyllidès
  • A la rencontre de l’Europe - L’Europe sociale : Jacques Delors, parcours d’un européen modèle (1ère diffusion : 24/08/1998)
  • Edition web : Documentation sonore de Radio France
  • Archive Ina-Radio France

Par sa célèbre déclaration du 9 mai 1950 qui lance véritablement le projet européen, Robert Schuman devient, selon l’expression consacrée, l’un des "pères de l’Europe" au même titre que Jean Monnet ou Paul-Henri Spaak.

Avec

  • Robert Schuman Ancien président du Parlement européen, promoteur de la CECA et ancien député français

Réunir les Européens ! Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’idée semble une évidence mais comment s’y prendre ? La reconstruction de l’Europe n’est pas encore achevée et les opinions publiques, pense-t-on, ne sont pas prêtes pour de grands accords d’union politique.

Il faut donc commencer par le commencement et ce commencement est peut-être à inventer du côté de la création d’intérêts communs. L’extraction du charbon et la production d’acier sont des piliers des économies européennes à l’époque. Les Français et les Allemands en savent quelque chose après s’être disputé le fer et le charbon d’Alsace Lorraine pendant trois conflits majeurs.

Alors pourquoi ne pas créer une Communauté européenne pour mettre en commun les productions de charbon et d’acier ? C’est l’idée du ministre français des Affaires étrangères Robert Schuman qui énonce son projet – ambitieux ! – le 9 mai 1950. Voici un court extrait de la déclaration Schuman, diffusé en 1950 par la radiodiffusion nationale.

L'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble, elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée. L'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne. Dans ce dessein le gouvernement français propose de porter immédiatement l'action sur un point limité mais décisif. Le gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une haute autorité commune.

  • Par Radiodiffusion Télévision Française (RTF) - Avec Robert Schuman (Ministre français des Affaires étrangères)
  • 1950, Déclaration de Robert Schuman : Appel à la création de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (1ère diffusion : 09/05/1950 Chaîne Nationale)
  • Indexation web : Documentation sonore de Radio France
  • Archive Ina-Radio France

En mai 1953 Jean Monnet intervient dans les actualités de la Chaîne nationale : il lance la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier en direct du Luxembourg dans l’usine de Belval où sera coulé le premier lingot d’acier européen.

Avec

  • Jean Monnet Ancien président de la Haute autorité de la CECA

En Europe on aurait pu attribuer la paternité du projet européen à des figures majeures et consensuelles : Winston Churchill qui appela les Européens à s’unir face à la menace soviétique, en 1948 au Congrès européen de La Haye… Ou pourquoi pas le couple De Gaulle / Adenauer qui grava dans le marbre la réconciliation franco-allemande…

Pourtant les institutions européennes ont choisi d’honorer les figures plus discrètes. Des personnalités qui surent mettre en œuvre dans les faits le projet européen. Dans le personnel politique français on compte deux de ces «"pères de l’Europe" : le ministre des Affaires étrangères Robert Schuman et surtout Jean Monnet.

Monnet avait été au lendemain de la guerre le premier Commissaire général au Plan, c’était un haut-fonctionnaire influent, aux convictions solidement atlantistes. C’est lui qui inspira la Déclaration Schuman en 1950 et quelques années plus tard le traité de Rome, réel commencement de la Communauté Européenne.

Nous écoutons la voix de Jean Monnet grâce à une archive de 1953. Il faut tendre l'oreille car sa voix est légèrement couverte par un fracas métallique. Jean Monnet est président de la haute autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Il se rend au Luxembourg dans l’usine où sera coulé le premier lingot d’acier européen. C’est donc le point de départ très concret de l’unification économique puis politique du Vieux continent.

A partir de demain, 1er mai, les frontières entre l'Allemagne, la Belgique, la France, l'Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas, déjà éliminées au mois de février pour le charbon, tomberont à leur tour pour l'acier. Il n'y a plus désormais de charbon allemand, d'acier luxembourgeois ou français, il y a du charbon et de l'acier européen. Nous avons commencé enfin à établir le grand marché commun européen, de 155 millions de consommateurs, indispensable à la prospérité de nous tous. .

  • Par Robert West - Avec Jean Monnet - Réalisation Robert West
  • Actualités : Jean Monnet lance la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (1ère diffusion : 30/04/1953)
  • Indexation web : Documentation sonore de Radio France
  • Archive Ina-Radio France

Paul-Henri Spaak, l'homme d'État belge qui fut le premier président de l’Assemblée commune européenne, ancêtre du Parlement européen, expliquait, en 1961, ses regrets et ses espoirs sur la construction européenne en cours.

Il serait impossible de parler des Pères fondateurs de l’Europe sans évoquer Paul-Henri Spaak.

Spaak est l’un des très grands noms de l’histoire politique belge. Il fut premier ministre plusieurs fois avant et après la guerre, secrétaire général de l’Otan à la fin des années 60. Et il joua parallèlement un rôle majeur dans la construction européenne en étant notamment le premier président de l’Assemblée commune européenne, ancêtre du Parlement européen.

Paul-Henri Spaak avait une vision très précise de l’intégration européenne, vision qu’il développe très librement dans cette archive de 1961.

On parle alors de l’Europe des Six : FranceAllemagneItalieBelgiqueLuxembourgPays-Bas, en opposition aux Sept, les "Outer Seven" emmenés par le Royaume-Uni, les pays extérieurs à la Communauté européenne qui souhaitaient à l’époque limiter leur coopération à la logique du libre-échange.

Quelles étaient à l’époque les perspectives de poursuite de l’intégration européenne du point de vue des partisans d’une Europe fédérale ? C’est donc Paul-Henri Spaak qui l’explique dans cette intervention captée en mars 1961.

Dans cette affaire européenne je ne suis en aucune façon un théoricien dogmatique. On m'a cent fois posé la question : "comment voulez-vous faire l'Europe, d'abord politique ou d'abord économique ?" C'est pour moi aussi intéressante que de savoir si la poule est venue avant l'œuf ou l'œuf avant la poule. Ça ne m'intéresse pas. Ce que je veux faire c'est l'Europe et je veux saisir toutes les occasions qui nous permettent de progresser vers l'idéal européen.

Je regrette que certains pays ne puissent pas accepter l'idée du référendum sur la question européenne. Bien sûr un référendum ne serait pas en soi-même une réforme fondamentale et définitive mais ce serait du point de vue psychologique une grande chose si l'on s'apercevait qu'il y a maintenant dans la Communauté des Six, une majorité de gens qui ont réalisé l'importance de l'Europe unie. (...) Je regrette que l'on abandonne l'idée d'une élection au suffrage universelle pour la communauté Européenne.

  • Par Radiodiffusion Télévision Française (RTF)
  • Avec Paul-Henri Spaak
  • Extrait : L’intégration européenne selon Paul-Henri Spaak (1ère diffusion : 03/03/1961)
  • Indexation web : Documentation sonore de Radio France
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"Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient, respectivement et éminemment, Italien, Allemand et Français". C'est lors d'une conférence de presse sur l'Europe, donnée le 15 mai 1962, que Charles de Gaulle prononça ces paroles restées célèbres.

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C’est l’une des petites phrases qui restent associées à l’héritage politique du général de Gaulle. En ce 15 mai 1962 alors qu’il est installé à l’Elysée depuis un peu plus de trois ans, il s’adresse aux journalistes au cours d’une conférence de presse et emprunte à l’histoire littéraire pour livrer son sentiment sur l’intégration européenne.

Dante, Goethe, Chateaubriand appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient, respectivement et éminemment, Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et qu’ils avaient pensé, écrit en quelque "esperanto" ou "volapük" intégrés…

La formule typique de la rhétorique gaullienne est efficace et cruelle. Et elle résonne encore avec certaines critiques très actuelles sur le manque d’incarnation du projet européen. Mais comme toute formule elle était réductrice et ne résumait pas l’idée que de Gaulle pouvait se faire de l’Europe.

Voilà en tout cas une bonne raison d’écouter en longueur cette intervention du fondateur de la Cinquième République, dans cette conférence de presse du 15 mai 1962, qui débutait ainsi :

Dans un monde comme le nôtre, où tout se ramène à la menace d'un conflit mondial, l'idée d'une Europe unie et qui aurait assez de force, assez de moyens et assez de cohésion pour exister par elle-même, cette idée-là apparaît tout naturellement et elle apparaît d'autant mieux que les inimitiés qui l'avaient clairement déchirée, et en particulier l'opposition entre l'Allemagne et la France, ont actuellement cessé.

A propos de la construction économique et politique :

Aux yeux de la France, cette construction économique ne suffit pas. L'Europe occidentale, qu'il s'agisse de son action vis-à-vis des autres peuples ou de sa défense ou de sa contribution au développement des régions qui en ont besoin ou de son devoir d'équilibre européen et de détente internationale, doit se constituer politiquement et d'ailleurs, si elle ne le fait pas, la communauté économique elle-même ne pourra pas, à la longue, s'affirmer ni même se maintenir. Autrement dit, il faut à l'Europe des institutions qui la constituent en un ensemble politique.

Pour que nous nous organisions politiquement, commençons par le commencement. Organisons notre coopération, réunissons périodiquement nos chefs d'État ou de gouvernement pour qu'ils examinent en commun les problèmes qui sont les nôtres et pour qu'ils prennent à leur égard des décisions qui seront celles de l'Europe.

A propos de l'idée de patrie associée à la construction de l'Europe :

Et d'ailleurs, je ne crois pas que l'Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l'Allemagne avec ses Allemands, l'Italie avec ses Italiens, etc. (...) Alors, il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental et que c'est sur des éléments d'action, d'autorité, de responsabilité qu'on peut construire l'Europe. Quels éléments ? Eh bien, les Etats. Car il n'y a que les Etats qui, à cet égard, soient valables, soient légitimes et, en outre, soient capables de réaliser. J'ai déjà dit, et je répète, qu'à l'heure qu'il est, il ne peut pas y avoir d'autres voies possibles que celle des États en dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. D'ailleurs, ce qui se passe pour la communauté économique le prouve tous les jours, car ce sont les États et les Etats seulement qui ont créé cette communauté économique.

La conférence de presse s'achevait ainsi :

Voyez-vous, quand on évoque les grandes affaires, eh bien on trouve agréable de rêver à la lampe merveilleuse, vous savez, celle qu'il suffisait à Aladin de frotter pour voler au-dessus du réel. Mais il n'y a pas de formule magique qui permet de construire quelque chose d'aussi difficile que l'Europe unie. Alors, mettons la réalité à la base de l'édifice. Quand nous aurons fait le travail, nous pourrons nous bercer aux contes des Mille et une nuits.

  • Par Radiodiffusion Télévision Française (RTF)
  • Avec Charles de Gaulle
  • Extrait : De Gaulle et l’Europe : conférence de presse à l’Elysée (1ère diffusion : 15/05/1962)
  • Indexation web : Documentation sonore de Radio France
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