Pain maudit et délire collectif à Pont-Saint-Esprit

De l'ergot de seigle à la thèse du LSD de la CIA, l'affaire du pain maudit de Pont-Saint-Esprit a marqué l'histoire de la commune de Provence.
De l'ergot de seigle à la thèse du LSD de la CIA, l'affaire du pain maudit de Pont-Saint-Esprit a marqué l'histoire de la commune de Provence.
L'affaire du pain maudit
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Pain maudit et délire collectif à Pont-Saint-Esprit

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En 1951, du pain empoisonné causait hallucinations et défenestrations dans un village de Provence. L’affaire, plus politique qu’il n’y paraît, a même alimenté des théories du complot impliquant la CIA.

“On était fada, c'est le cas de le dire !” Plus de trente ans après, une habitante, Isabelle Payan, plaisantait au micro d’Antenne 2 au sujet  des faits étranges survenus au mois d’août 1951 à Pont-Saint-Esprit, dans le Gard. Les événements sont pourtant alarmants : “Il y en a qui faisaient l'avion à réaction par les fenêtres. Ils se sont tués”, raconte-t-elle. Un autre habitant aura passé 21 jours sans dormir, sa fille aura vu des ours et des lions et un autre villageois aura vu des objets ressemblant à des serpents.

Une histoire particulière, un récit documentaire en deux parties
29 min

Tout commence alors que Pont-Saint-Esprit s’apprête à débuter les vendanges et à célébrer sa fête annuelle de village. Soudain, il est gagné par la folie. Aux premiers vomissements, les médecins pensent d’abord à une intoxication alimentaire, mais le mal grignote le village et atteint un point culminant le 25 août. Certains voient réapparaître leurs voisins décédés, d’autres se défenestrent ou sont persuadés de se faire attaquer par des plantes à tentacules. En tout, 300 personnes sont touchées et cinq trouvent la mort. “Je suis resté exactement 21 jours sans dormir, affirme un Spiripontain — un habitant de Pont-Saint-Esprit. Mes nuits, je les ai passées à compter, à murmurer le mot de “saxophile”, qui ne rime absolument à rien, à compter les perles d'un rideau qui se trouvait dans la pièce.” “Terrible, terrible, terrible, enchaîne un autre. Surtout les hallucinations, le feu. Mais le plus atroce, c'était le rétrécissement, comme si j'étais dans une presse, vous voyez ?

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Le pain, ennemi public n°1

Les autorités suivent d'abord plusieurs hypothèses : des conserves contaminées, l’eau potable, toutes écartées au profit d’une autre : le pain. Il aurait été contaminé par l’ergot de seigle, un champignon vénéneux qui grandit sur les céréales, empoisonnant ainsi la farine. Il donne lieu à l’ergotisme, aussi appelé “mal des ardents”. La maladie, qui provoque des spasmes, des hallucinations, voire des gangrènes, a fait des millions de morts depuis l’Antiquité.

Comme dans cette illustration, l'ergotisme ou "mal des ardents" provoquait une sensation de feu et des hallucinations.
Comme dans cette illustration, l'ergotisme ou "mal des ardents" provoquait une sensation de feu et des hallucinations.

Les deux coupables sont désignés : le boulanger, Roch Briand, et son meunier. L’affaire prend vite un tournant national. Steven Kaplan, un historien de l’alimentation qui a largement documenté l’affaire, dresse le tableau de la façon dont la presse s’empare de l’histoire. “‘L'Humanité’ avait une certaine attitude à l'égard de Roch Briand parce que Roch Briand était un gaulliste et un catholique. Le maire socialiste et protestant, dans un pays qui avait été divisé par la religion depuis toujours, avait une autre presse qui était derrière lui. La presse nationale était influencée par la meunerie, qui avait beaucoup de moyens.

L’historien remet en cause la thèse de l’ergot de seigle, pour deux raisons, qu’il détaille  dans un épisode de l’émission “Affaires sensibles”. “Comment explique-t-on que la toxicité de cet empoisonnement par l'ergot se trouve uniquement dans deux sacs de farine et pas dans tous les autres ? Secondo, quand vous mettez de l'ergot dans le pétrin, vous allez produire un pain qui est violacé en couleur, qui a des arômes de poisson pourri. S'il y avait vraiment de l'ergot dans ce pain-là, le boulanger aurait su ça tout de suite.

“Bataille du pain”

La police et la justice mènent l’enquête, mais peinent à donner une réponse définitive aux habitants. Le pain est un sujet sensible à l’époque. On est quelques années après la guerre, le monde agricole se relève. Mais suite à la politique de nationalisation par l’État, les stocks sont inégaux entre régions et la qualité de la farine souvent mauvaise. “On est dans un moment quasi soviétique, résume Steven Kaplan. L'État rachète toute la récolte. Les 54 000 boulangers sont affectés d'office à des meuniers. Les meuniers n'ont pas le choix de leurs fournisseurs. Pas de commerce, pas d'échange, mais un système autoritaire.” Dans les reportages de l’ORTF de l’époque, on parle même de “bataille du pain” dans cette quête pour nourrir tout le monde. Il est donc hors de question pour les autorités de semer le discrédit sur le pain.

Du LSD dispersé par la CIA ?

Quatorze ans après l’affaire, la justice conclut à une farine avariée. Aucune victime ne sera indemnisée. En 2010, un journaliste américain relance l’affaire en affirmant que la CIA aurait aspergé le village de LSD pour en tester les effets sur la population. Même si le LSD est synthétisé à partir de l’ergotine, un extrait d'ergot de seigle, la thèse est peu crédible selon Steven Kaplan. Le LSD agit en quelques heures alors que les symptômes des Spiripontains avaient débuté plusieurs jours après l’ingestion du pain. La morale de l’histoire, c'est que l’absence de vérité établie donne du grain à moudre aux adeptes d’une vérité alternative.