Après presque deux ans de pandémie, la fatigue est ce qui caractérise le mieux l'état d'esprit des Français, selon un sondage Ipsos-Fondation Jean Jaurès.
- Serge Hefez Psychiatre psychanalyste
- Georges Vigarello Historien, philosophe, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales
"Anxiété", "charge mentale", "stress"… Toutes ces expressions nous sont aujourd’hui plus que jamais familières, presque deux ans après le début d’une crise sanitaire qui aura démultiplié les raisons d’éprouver une envahissante sensation de fatigue : injonctions contradictoires, changements de rythme permanents, nécessité de s’adapter en permanence, manque ou bien surcharge d’activité… Les récentes nouvelles du coronavirus n’aident pas, entre l’apparition d’un nouveau variant et la baisse d’efficacité des vaccins.
C’est ce que confirme une brochure publiée la semaine dernière par la Fondation Jean-Jaurès : les auteurs y citent diverses enquêtes d’opinion, qui nous apprennent qu’au sortir des divers confinements et vagues de coronavirus, la fatigue est l’état mental et physique que les Français associent le plus spontanément à leur situation actuelle.
Cette situation nous conduit à nous demander : d’où vient, en profondeur le sentiment de fatigue qui nous envahit ? N’est-il vraiment dû qu’à la récente crise sanitaire ou s’inscrit-il dans des évolutions sociales et historiques plus profondes ? Que cette fatigue nous apprend-elle sur l’état plus général de notre société ? Comment pouvons-nous l’utiliser à bon escient, voire y remédier ?
Nous en parlons avec Serge Hefez, psychiatre des hôpitaux et psychanalyste, responsable de l'unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière de Paris. Spécialiste des questions des problématiques liées au sida, à la toxicomanie et à la sexualité, auteur de séries documentaires sur la santé, il a notamment publié Transitions. Réinventer le genre, chez Calmann-Lévy (2020). Il vient de participer à la brochure publiée par la Fondation Jean-Jaurès et intitulée Une société fatiguée ? Il est rejoint en seconde partie d'émission par Georges Vigarello, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), auteur de “Histoire de la fatigue : du Moyen-Âge à nos jours” (Seuil, 2020).
Une société fatiguée
Quel est le constat de la brochure publiée par la Fondation Jean-Jaurès sur la fatigue des Français aujourd'hui ?
Le constat, c'est qu'effectivement, les Français sont fatigués. Une enquête a été menée par Le Monde et Ipsos, avec le Cevipol et la Fondation Jean-Jaurès. Elle montre que parmi les trois sentiments dominants des Français, arrivent à peu près ex aequo l'incertitude, l'inquiétude et la fatigue, bien avant l'espoir, la confiance ou le bien-être. Serge Hefez
C'est assez paradoxal, puisqu'avec le télétravail, avec ce que la pandémie a changé, on est resté beaucoup plus à la maison qu'auparavant. Dans ces conditions, on peut dormir plus !
C'est précisément ce caractère paradoxal de la fatigue que nous avons voulu sonder. Je remercie pour cela la Fondation Jean-Jaurès et la CFDT, qui ont proposé de réunir un comité de 12 experts, dont je fais partie, avec des historiens, des économistes, des philosophes, etc., pour croiser leur expertise sur cette fatigue. Serge Hefez
Cela fait apparaître qu'on ne peut plus considérer cette fatigue comme un fait personnel, comme un épuisement qui concerne chacun et isole les gens. Elle est collective, c'est une fatigue démocratique et sociale. Les fatigues individuelles émergent d'avantage de la fatigue globale que l'inverse. C'est au niveau de ce que cette fatigue dit de notre société que nous avons voulu réfléchir. Serge Hefez
Les évolutions de la fatigue
Dans son Histoire de la fatigue, Georges Vigarello, revient sur les conséquences des mutations du travail, et explique que notre fatigue est en lien avec la course à la productivité, si bien qu'elle a même été valorisée au XIXe siècle.
Ce qui me frappe dans l'histoire de la fatigue, c'est qu'il y a un insensible glissement de données qui sont éminemment physiques et physiologiques (dont certaines, pendant très longtemps, ne sont pas étudiées, comme la fatigue ouvrière) vers quelque chose de plus intériorisé et psychologique, qui est très présent aujourd'hui. C'est lié, d'une part, au fait que le travail n'est plus le même et favorise le tertiaire, et donc le relationnel ; c'est lié, d'autre part, à une montée de l'exigence psychologique, qui fait que les individus s'écoutent de plus en plus. Georges Vigarello
Ce qui s'est produit, c'est un énorme changement dans la seconde moitié du XIXe siècle. Dans les périodes précédentes, la fatigue physique l'emporte. Dans la deuxième moitié de ce siècle, il se passe la chose suivante : la société, brusquement, accélère. Les machines, le téléphone, la presse quotidienne... Tout cela entraîne le fait qu'un certain nombre d'individus se sentent dépassés par la vitesse du monde. Cela fait apparaître la notion de "surmenage", qui est le signe d'une accélération sociale. Georges Vigarello
Histoire et psychologie : regards croisés
Serge Hefez considère également que la part psychique de la fatigue a tendance à croître.
Je rejoins Georges Vigarello sur cette psychologisation de la fatigue, qui est apparue aussi avec la psychanalyse : on recherche les déterminants des symptômes dans une construction psychique, dans une histoire personnelle. Ce n'est pas un problème en soi, mais aujourd'hui, il y a une telle atomisation des individus qu'on tend à les rendre de plus en plus responsables de ce qu'ils éprouvent. Serge Hefez
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